Gallimard publie des lettres choisies du mystérieux écrivain disparu en 1995.
C’est presque une apparition lorsque l’escalator de Gibert Joseph vous met nez-à-nez avec la correspondance choisie d’Emil Cioran, publiée chez Gallimard et établie par Nicolas Cavaillès. Pour le lecteur fanatique de l’écrivain roumain exilé à Paris, Manie épistolaire est une nouvelle occasion de découvrir un aphorisme définitif, de rencontrer de nouveaux paradoxes amers. Les lettres sont pour la plupart inédites.
Conversations avec des absents
L’ouvrage concentre des lettres écrites entre 1930 et 1991. Il y a eu trois pays dans la vie d’Emil Cioran : la Roumanie, « ce cul-de-sac du monde », l’Allemagne, la France et surtout le Quartier latin et « ses déracinements oisifs ». La correspondance s’en ressent : un bon nombre de Roumains, à commencer par son ami Mircea Eliade, des Allemands, des Français, dont le regretté Roland Jaccard, qui a fait les grandes heures de Causeur. Pour Cioran lui-même, fouiller dans la correspondance est un bon moyen d’accéder à tout auteur. Dans un texte de 1984, il écrivait : « La lettre, conversation avec un absent, représente un événement majeur de la solitude. Cherchez la vérité sur un auteur plutôt dans sa correspondance que dans son œuvre. L’œuvre est le plus souvent un masque. Un Nietzsche, dans ses livres, joue un rôle, s’érige en juge et en prophète, attaque amis et ennemis, et se place, superbement, au centre de l’avenir. Dans ses lettres, en revanche, il se plaint, il est misérable, abandonné, malade, pauvre type, le contraire de ce qu’il était dans ses impitoyables diagnostics et vaticinations, véritable somme de diatribes ».
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Dans la correspondance, surtout dans les années roumaines, on retrouve le style qui fera de Cioran le grand continuateur des moralistes français, de La Rochefoucauld à Valéry. Au détour de formules désespérées, il y a quand même de la drôlerie : « Je pensais t’écrire beaucoup de choses. Si je ne peux pas le faire, c’est qu’en ce moment je ne suis ni mélancolique, ni révolté, ni désespéré, ni content – conditions indispensables pour écrire quelque chose à quelqu’un qu’on respecte. J’ai l’impression d’être un homme… marié. Ce qui est beaucoup plus qu’une déchéance ». On ne fera pas ici le détail des turpitudes du grand Emil. Les discours enflammés à Corneliu Codreanu, meneur de la Garde de fer fasciste roumaine, les inclinaisons politiques dans la période allemande… « Parfois, il m’arrive de me demander si c’est vraiment moi qui ai écrit toutes ces divagations qu’on cite […]. L’enthousiasme est une forme de délire », écrivait-il dans une lettre à son frère, non publiée dans le présent recueil. Il est vrai que dans Transfiguration de la Roumanie, l’auteur appelait à une sorte de national-bolchévisme martial. Pourtant, lors de ses obligations militaires, il semble se détacher de son enthousiasme cocardier : « Mon nationalisme et mon militarisme venaient du désir de faire quelque chose pour ce pays peccamineux, dont je ne voulais pas, et dont je ne veux pas la perte », écrit-il en 1936. Un peu de service militaire ramène à la patrie ; beaucoup de service militaire en éloigne…
Pas tendre avec les journalistes et les bonnes femmes
La correspondance sur un si grand nombre de décennies traduit chez le « Valaque décadent » son progressif « éloignement de l’esprit d’excès » (formule utilisée dans une lettre à Roland Jaccard, 4 août 1978). Cioran ne ricane pas pour autant devant le tragique de l’histoire ; face au « cauchemar vietnamien », en 1968, devant « pareil spectacle (!) », il semble par exemple las des discussions littéraires. On découvre aussi un Cioran intime, éternel fauché, ou adepte du vélo avec Simone Boué en Provence, loin quand même de l’écrivain insomniaque enfermé sous les combles de Paris. En 1958, il se vante d’être revenu à sa « timidité primitive » et de reculer « devant la perspective de toute relation, de quelque nature que ce soit, avec le monde des lettres et de la philosophie ». L’examen des destinataires de ses courriers permet toutefois d’avoir des doutes : Jean Paulhan, Ernst Jünger, Wolfgang Kraus…
Avec l’âge, l’écrivain devient plus pépère, se plaint de ses rhumatismes, et en politique, maudit les révolutions française et russe. A Fernando Savater, il écrit : « On prête à Talleyrand ce mot souvent cité : « Qui n’a pas vécu sous l’Ancien Régime n’a pas connu la douceur de vivre ». Je vous suggère de changer cette « pensée » de façon suivante : « Celui qui n’a pas vécu avant la révolution de 1789, n’a pas connu la douceur de vivre ».
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Il n’est pas tendre avec les journalistes : « Si je n’étais pas si vieux, je retournerais à la philosophie. Elle a du moins l’excuse de ne pas être accessible aux journalistes et aux bonnes femmes ». A Wolfgang Kraus, en 1973, qui lui avait envoyé le manuscrit de Culture et pouvoir. Les métamorphoses du désir, il écrit : « A la page 8 (du premier chapitre), je supprimerais le nom de Cohn-Bendit. C’est un personnage secondaire qui ne mérite pas, du moins à mes yeux, d’être cité ». Malgré le coup de vieux (« Plus je vais, plus je sens les tares de mes ancêtres s’accuser en moi. Et quels ancêtres ! Des sous-hommes qui n’ont rien foutu »), à soixante-dix ans, il échange avec une jeune lectrice de trente-cinq ans, Friedgard Thomas. On retrouve sur quelques lignes les exaltations du jeune Cioran : « Mais pourquoi ne suis-je pas dilettante à votre égard ? Vos yeux ont fait de moi un fanatique » ; « Depuis que j’ai été chassé du paradis, je pense à vous à chaque seconde et je ne peux penser à rien d’autre. Baden-Baden est belle, mais je ne peux m’intéresser à « la beauté du monde ». Je voudrais maintenant m’envoler pour la Patagonie, loin, très loin de vous, au pôle opposé ».
Manie épistolaire: Lettres choisies,1930-1991 Cioran, Gallimard 2024, 320 pages.