Jean-Pierre et Benoît sont deux frères que tout sépare. L’un, interprété par Albert Dupontel, incarne l’idéal-type du cadre quadra stressé et dynamique, vendeur de literie obsédé par la norme, la sécurité et l’insertion dans la société de consommation. L’autre, campé par un Benoît Poelvoorde que l’on n’avait pas vu aussi convaincant depuis le sanglant C’est arrivé près de chez vous, se targue d’être « le plus vieux punkachien d’Europe », rebaptisé « Not » depuis qu’il s’est trouvé une vocation de marginal à crête. Tous deux se retrouvent régulièrement à dîner chez leurs parents, gérants du restaurant d’autoroute La Pataterie, dans le décor glauque d’une salle à manger pour routiers de passage.
Un jour, le patron de Jean-Pierre lui annonce qu’il est en retard. En retard sur ses chiffres de vente. Suit un furieux contre-la-montre qui conduira le frère du punk aux frontières de l’hystérie, dans un pétage de plombs qui achèvera de consommer son divorce et consumera tous les espoirs qu’il plaçait dans le doux train-train d’une vie salariée. Licencié, Jean-Pierre va découvrir la liberté et emprunter les chemins sinueux de la marge, avec la complicité active de « Not », ravi de rebaptiser son frérot « Dead » après le passage rituel par le rasoir électrique et la scarification frontale. Tout au long de leurs pérégrinations péri-urbaines, les époustouflants Poelvoorde et Dupontel crèvent l’écran dans un numéro de duettistes transfigurés par la recherche d’un contre-monde.
Le changement, le vrai, devra se situer ici et maintenant. Hier aveugle mouton de Panurge d’un système de surveillance généralisée, « Dead » réalisera sa destinée de punkachien. Dans la zone commerciale qui sert de huis-clos au film, Not et Dead feront bien évidemment la manche pour survivre mais voudront surtout accomplir le dessein naguère si bien célébré par Trust : « donner des yeux à la justice ». Armés de leur poésie du coin de la rue, ils se lancent dans un road-trip de bac à sable, où il s’agit moins d’ « écraser les gens » que de réveiller des zombies abrutis par l’inconfort petit-bourgeois. A travers leur irrépressible quête de liberté, nos deux compères renoueront avec leurs liens filiaux, poursuivant le destin hier tracé par leur mère délurée, rôle qui va comme un gant à la fantasque Brigitte Fontaine, et poussant malgré eux leur père au sursaut.
Dans la lignée du meilleur Groland[1. Pour ceux qui l’ignorent encore, cette bande de joyeux drilles à l’humour ultra-noir sévit le samedi soir en clair sur Canal +.], Benoît Delépine (alias Michael Kael dans la présipauté) et Gustave Kervern nous livrent un film complètement foutraque, assaisonné de morceaux des Wampas, et jalonné de clins d’œil malicieux à leur œuvre déjà fournie : le truculent Depardieu de Mammouth lit l’avenir dans un verre à saké plein d’eau-de-vie, le Bouli Lanners de Louise Michel joue un vigile bienveillant… La petite minorité d’inconditionnels de Groland n’ayant jamais séjourné en hôpital psychiatrique se souviendra avec jubilation des courts métrages que ce même tandem de réalisateurs signait au début des années 2000. Ces Don Quichotte et Sancho Pança repeints en pieds nickelés de l’anticapitalisme y filmaient déjà leurs aventures drolatiques dans des saynètes qui tenaient moins de l’apologue moralisateur que de la pasquinade de rebelles en peau de lapin.
Ne vous fiez surtout pas au titre (trompeur) du film : malgré une référence appuyée à L’insurrection qui vient, Dupontel et Poelvoorde attendent moins Le Grand Soir que la réaction générale, la rébellion des masses d’individus qui n’en peuvent plus de jongler d’un télécran l’autre, des caméras de surveillance à leurs infâmes tablettes téléphoniques. Pour être punks, ces deux larrons n’en sont pas moins « décents » : leur hymne à l’inadaptation et au non-travail ne s’entache d’aucune violence, nier et combattre la propriété en SDF se résume à pouvoir marcher où l’on veut, sans autre forme de respect pour les banques qui vous achètent à coups de PEL.
Loin des films de propagande pseudo marxiste compassée, Le Grand Soir ne se repaît pas de la misère des petites gens. L’air de rien, Delépine et Kerven ont confectionné un petit bijou de satire sociale, une ode anar au lumpen-prolétariat, ce vestige de l’ancienne société qui ne s’est toujours pas adapté aux mutations de l’économie et ne se résout parfois pas à servir de Cerbère à l’ordre marchand. Par petites touches pointillistes, les auteurs grolandais ont su distiller leur regard acerbe sur le petit peuple de l’autoroute, ces petits managers en costumes serrés et ces petits syndicalistes sclérosés dans leurs revendications purement matérielles. Si les lecteurs de Naomi Klein sauront apprécier la revigorante chute finale, les spectateurs en mal de féérie ordinaire n’en seront pas moins repus.
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