L’écrivain et critique musical Patrick Eudeline enterre une bonne fois pour toutes les Trente Glorieuses. Son dernier roman Anoushka 79 est une errance fin de siècle dans le Paris punk sous amphétamines qui commençait déjà à perdre son âme. Portrait du rocker en réac.
Figure du punk et critique rock qui fait référence en France depuis une quarantaine d’années, Patrick Eudeline me donne rendez-vous un jour de pluie dans une crêperie de Montparnasse. Un décor délicieusement suranné qui ne cadre pas avec son image de mythe rock’n’roll soigneusement entretenue. Anoushka 79, son dernier roman paru début janvier, aurait pu s’intituler « La Disparition ». Anoushka, punkette parisienne s’est en effet volatilisée pour ne jamais réapparaître, la légende dit qu’elle aurait épousé un cheikh arabe. Elle a disparu à l’image du monde qui lui permit brièvement d’exister, même si ce dernier n’en finit pas d’agoniser. Eudeline se fait le témoin, sans nostalgie aucune, de cette agonie. Anoushka et la déferlante punk ne sont que des prétextes pour décrire le processus d’engloutissement des belles promesses des Trente Glorieuses et leur baroud d’honneur sous amphétamines que fut le mouvement punk : « Le punk est porté aux nues, certes ; le jour de l’OD de Sid Vicious avait salué son enterrement […], c’est ce que je commence à comprendre. Tout cela est dead de dead, mais ça souffle et bouge encore, qui ne sait que les ongles d’un mort n’arrêtent pas de pousser alors que le corps se décompose ? » Dans Anoushka 79, Eudeline est le légiste du cadavre punk en voie de décomposition.
Errance parisienne
« Le rock maintenant je m’en fous, plus ça va, plus j’en enlève », déclare la plume historique de Rock & Folk. En effet, Eudeline ne noie plus son lecteur dans les références dont il a le secret, de la marque de la chemise que Brian Jones arborait sur une photo de 1965 aux secrets de fabrication des guitares Fender. Le style est sobre et nerveux et le rock’n’roll n’intervient que lorsqu’il est utile au récit, notamment à travers Simon, autre figure de la scène punk parisienne fortement inspiré par Simon Reggiani qui ne se remit jamais d’être le fils de son père, mais aussi personnage « composite » selon l’auteur, qui y a mis beaucoup du jeune Patrick Eudeline, guitariste du groupe culte Asphalt Jungle. Simon part donc à la recherche d’Anoushka avec qui il partagea quelques shoots et quelques nuits. Cela donne lieu à une errance entre Montparnasse, Montmartre et Belleville, dans ce Paris qui commence déjà à perdre son âme.
Déjà présente dans Ce siècle aura ta peau et dans son avant-dernier roman très réussi, Les Panthères grises, l’errance parisienne semble être un thème de prédilection de l’écrivain Patrick Eudeline, tandis que le souci du réel est une obsession : « Si on ne veut pas coller au réel, autant écrire autre chose, de la science-fiction par exemple, pour Anouskha, j’ai même essayé de me procurer un cadastre de l’époque, car tout a tellement changé que je ne peux plus me fier à mes souvenirs. Et les digicodes ? Je me suis pris la tête avec les digicodes, ils existent depuis 1975. »
On pense évidemment à Zola qui est sa référence assumée et revendiquée, tout comme Huysmans, ce chantre du mal-être fin de siècle et du pourrissement.
Un Patrick Eudeline peut-il en cacher un autre ? Derrière la figure tutélaire de la lose magnifique, se cache un écrivain exigeant et un observateur averti de notre époque. Il se murmure même qu’il serait devenu réac, surtout depuis sa collaboration avec nos amis de L’Incorrect, qui défrise ses fans conservés dans le formol du No Future. « Réac je ne sais pas trop ce que ça veut dire, c’est être lucide et critique face à l’effondrement auquel nous assistons et face auquel nous sommes tous impuissants, vouloir sauver les meubles me semble la seule posture viable. »
Cet effondrement, il le décrit sous forme de dystopie clairvoyante quoiqu’un peu naïve : « Vers 2020, on est poussés par quelques initiés malfaisants, la pollution a tout déglingué, les gens sont pauvres, à part une aristocratie mondiale qui voyage. Il n’y a plus vraiment de pays, rien qu’une aristocratie mondiale qui a tout asservi. Cela ressemble au Moyen Âge ».
« On allait pas rester punk toute notre vie »
Si le maître Zola a encapsulé le Second Empire dans les 20 volumes des Rougon-Macquart, l’œuvre certes plus modeste d’Eudeline commence à ressembler à une photographie du vieux monde qui se meurt, pour paraphraser Gramsci. Il sème des petits cailloux tout le long de son roman, comme des points de repère qui parleront aux quelques initiés qui ont eu la chance de survivre aux sirènes de l’héroïne et des vies fracassées. Le Gibus, salle de concert culte, le Rose Bonbon, l’hôpital Fernand-Widal où échouaient les toxicos, l’Hôtel-Dieu de la punkitude.
Dans Lipstick Traces : une histoire secrète du vingtième siècle, Greil Marcus tire un fil entre Dada, le situationnisme, le punk et les hérétiques du Moyen Âge, traçant une cartographie des réprouvés à travers les siècles. Eudeline convoque les figures de la dernière incandescence du xxe siècle ; noms prestigieux et anonymes sont réunis pour un bal crépusculaire : « Pacadis, Gangloff, François Wymille, Rochline, Martine et Nathalie, la bande d’Harry Cover, Kruger, Adrien, Captain Capta et Elli. » Beaucoup sont morts, certains ont vendu leur âme au diable progressiste.
« On allait pas rester punk toute notre vie », fait-il dire à Simon, las de poursuivre ses chimères et son arlésienne. Puisque l’underground ne veut plus rien dire et que ce siècle n’aura finalement pas eu sa peau, Eudeline rêve aujourd’hui d’écrire un best-seller et de passer chez Hanouna.