Dans son nouvel ouvrage, Michel Onfray revient sur ses thèmes de prédilection. Pêle-mêle, le lecteur y croisera des chapitres sur l’UE, le transhumanisme, l’immigration ou l’écologisme. Sur le chemin, l’auteur pourfend mainte vache sacrée de notre époque.
Démissionnaire de l’éducation nationale en 2002, au lendemain de l’accession de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de la présidentielle, fondateur dans la foulée de l’université populaire de Caen, auteur d’un ou deux ouvrages par an sur l’histoire de la philosophie, on a d’abord connu Michel Onfray comme figure de l’extrême-gauche libertaire, compagnon de route pas toujours à l’aise d’Olivier Besancenot dans les années 2000, avant de le voir glisser peu à peu vers des positions de plus en plus conservatrices, nationales, voire réactionnaires. Le jeune homme un peu réac des années 2010 qui a pu observer ce glissement, trimestre après trimestre, d’une grande figure des idées, la cinquantaine passée, vers une certaine droite, pouvait en dégager une petite jubilation interne. Mais attention, si Michel Onfray a co-fondé la revue Front populaire en rassemblant souverainistes de gauche, de droite, d’ailleurs et de nulle part, il continue d’espérer une refondation de la gauche, non sans égratigner à la fois la gauche révolutionnaire, héritière d’Hébert et de ses appels au meurtre, et la gauche social-démocrate, héritière de la République de ceux qui ont écrasé la Commune, ce qui ne laisse à la fin plus beaucoup d’interlocuteurs potentiels.
L’ouvrage est peut-être un peu trop marqué par le ton pamphlétaire ; même quand on est plutôt d’accord avec lui, on tique un peu à quelques endroits. Michel Onfray est un auteur qu’on lit, mais comme il écrit plus vite qu’on ne lit, c’est aussi un auteur que l’on écoute, par exemple sur les plateaux TV. Ce qui passe bien à la télévision, les tacles adressés au passé trouble de Mitterrand, le rappel sur l’entente germano-soviétique, répétés cinq à dix fois dans un seul et même ouvrage, commencent à être répétitifs. Le lecteur qui ressort de l’ouvrage sans avoir compris que Mitterrand avait reçu la francisque ou que Walter Hallstein a porté l’uniforme de la Wehrmacht avant de devenir président de la Commission européenne souffre peut-être de dissonance cognitive grave. On imagine le Normand sur BFM, on l’entend même, quand on lit une phrase comme : « L’enracinement ? La terre, donc le sol, donc le territoire, donc le pétainisme, donc le nazisme, donc la Shoah ».
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Le livre passe allègrement de l’Europe au transhumanisme puis à l’histoire des philosophes oubliés (la préoccupation principale de Michel Onfray à l’origine). L’Europe, Onfray la trouve à la fois trop libérale et trop autoritaire. Pour le libéralisme, c’est toujours une question de point de vue : quand les nonistes de gauche, en 2005, s’inquiétaient en France que la constitution européenne ne brisât la semaine de 35 heures, dans le même temps, les eurosceptiques anglais de droite trouvaient que le même texte encadrait trop le temps de travail. Pour l’autoritarisme, on admet que l’on n’a pas encore vu la Commission européenne déployer les chars et les canons sur Varsovie et Budapest lorsque les gouvernements polonais et hongrois veulent limiter la diffusion de la propagande LGBT dans les écoles primaires (la riposte s’étant pour l’instant limitée à quelques éditoriaux fâchés dans la presse occidentale), ce qui fait pour ces deux pays une sacrée nuance avec la période communiste. Le Royaume-Uni a pu sortir de l’UE avec plus d’aisance que n’importe quel pays de l’ancien pacte de Varsovie, et si le vote de 2016 a mis autant de temps à prendre effet, c’est moins la faute du génie tactique de Michel Barnier lors des négociations que de la classe politique britannique qui a trainé des pieds pour accomplir le souhait exprimé lors du référendum. Si nous partageons le souverainisme de Michel Onfray et sommes tentés de croire que la France pouvait se permettre encore quelques décennies d’indépendance nationale avant de rentrer dans le rang de l’histoire et de confier sa destinée à des commissaires européens, on peut observer qu’au bout de 30 ans de Maestricht, l’Allemagne n’a pas cessé d’être une puissance industrielle, le Luxembourg d’être un paradis fiscal, l’Irlande d’être un pays neutre tenu éloigné des aventures otaniennes, les pays scandinaves d’être des social-démocraties. Le Portugal a pu mener une politique keynésienne tout à fait contraire au reste de l’Europe après la crise des dettes souveraines, la gauche danoise peut mener la politique migratoire qui ferait rêver toutes les droites nationales d’Europe… Il y a encore la possibilité d’une politique avec Maestricht. Si la France a perdu sa base industrielle, c’est sans doute autant à cause de l’utopie des usines sans ouvriers partagée par la classe dirigeante dans les années 90 que du franc fort puis de l’euro cher. Finalement, la monnaie unique a obligé les 27 à jouer sur d’autres variables (dumping fiscal ou social) et a plutôt aiguisé les divergences. Sans être insensible à la mystique de la porte claquée à l’anglaise, il est peut-être possible pour un fin politique de naviguer dans cette Europe. Après tout, quand Jacques Chirac a pris la tête de la fronde contre la guerre en Irak, le fait de partager la même monnaie que certains pays va-t-en-guerre (Espagne, Italie, Portugal) a empêché les Etats-Unis de mener une guerre contre le franc français.
L’ouvrage passe ensuite au transhumanisme. Quand Onfray évoque une civilisation judéo-chrétienne suffisamment déclinante pour permettre l’avènement du transhumanisme porté par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), monde dans lequel on injectera des puces dans les cerveaux pour effacer des souvenirs encombrants (ce qu’Elon Musk a déjà commencé à faire sur des truies), on partage son appréhension. Si l’on peut imaginer quelques réticences malgré tout dans le Vieux Monde, on a aussi lu chez Laurent Alexandre que près de la moitié des Chinois étaient favorables à la mise en place d’implants intra-cérébraux lors de la gestation afin de booster le QI de leurs rejetons. Si la Chine s’est dotée d’équivalents au GAFA (les BITX) et est actrice de cette évolution, peut la freiner et l’accelérer, l’Europe semble ce coup-ci à la rue de l’histoire et semble s’en tenir à un rôle d’éthicienne, délimitant le bien du mal dans des évolutions techniques qu’elle ne maîtrise pas.
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Là où Onfray est le meilleur, c’est peut-être encore et toujours quand il fouille dans les armoires de d’histoire de la philosophie. Onfray a le don de nous trouver dans la France moderne des chanoines épicuriens (Pierre Gassendi), des curés matérialistes et athées (Jean Meslier), qui appellent à la pendaison des nobles avec les boyaux des prêtres. Onfray fait une distinction entre une philosophie française charnelle et lisible, et une philosophie allemande systémique et jargonnante, distinction rompue lorsque Sartre a importé l’existentialisme heideggérien en 1943 avec l’Etre et le Néant (une sorte de Montoire philosophique), contaminant toute la philosophie française des défauts de la pensée allemande. Onfray aurait quand même pu rappeler le goût de Nietzsche pour la pensée française et son allergie pour la pensée systématique. Onfray revient sur les origines troubles de l’écologisme, pensée en Allemagne d’abord par Hans Jonas et son principe responsabilité, pas spécialement démocrates. On apprend aussi que le bon vieux René Dumont, le fameux René Dumont avec son fameux pull rouge et son verre d’eau arborés lors de la présidentielle 1974, écrivait quand même dans une revue antisémite appelée la Terre française pendant l’Occupation, et que sous sa plume, on pouvait lire, en 1942 : « Les agriculteurs allemands nous observent, soyons fiers de notre renommée ; sachons leur montrer une agriculture progressiste, au courant des plus récentes techniques » ce qui nuance un petit peu le portrait de sympathique professeur Tournesol qu’en ont fait pour «Blast» Usul et son acolyte.
Michel Onfray, Puissance et décadence, Bouquins, 2022, 456 p., 22€.