Souvenez-vous. L’espèce est apparue au siècle dernier, dans les années 1980. Venus d’on ne sait où, les ados ont proliféré rapidement, en ville et en campagne, dans les foyers aisés ou modestes, traditionnels ou mono, bi ou homo. Pour que leur cohabitation avec les humains se passe sans heurt, il fallut observer ce nouveau peuple, l’étudier à grand renfort de sociologues, linguistes ou psys.
À l’époque, chacun de nous a croisé un ado, soit à la maison, soit chez des amis. Mâle ou femelle, il était facilement reconnaissable à son langage, ses attributs, ses mœurs et ses objets de prédilection. La plupart du temps affalé sur un canapé devant la télé à s’abreuver de clips, il passait des heures à ricaner au téléphone (filaire) avec d’autres membres de sa tribu et, quand on l’obligeait enfin à raccrocher et à libérer l’appareil, le grincheux se vissait sur les oreilles un casque relié à ce qu’on appelait un « walkman ». Au début, la communication avec lui fut difficile car son langage, pourtant composé de peu de mots, était incompréhensible. Syllabes à l’envers, mots inventés, onomatopées. Il nous fallut quelque temps pour le traduire.[access capability= »lire_inedits »]
Oh, il n’était pas méchant, loin de là. C’était même une sorte de gentil parasite, différent de l’animal domestique genre chaton. L’ado ne se laissait jamais caresser, le réel le « gonflait » et il ne fallait rien lui demander. Aucune aide ménagère, aucune question sur lui, les siens, ni sur son accoutrement. Une fois qu’il s’installait dans une maison, on ne pouvait que s’adapter puisqu’aucune SPA n’existait pour s’en débarrasser en cas de ras-le-bol.
Puis, peu à peu, nous nous sommes mis à utiliser son langage, nous nous sommes habillés avec ses fringues. En trente ans, nous avons laissé s’effacer la ligne de démarcation entre nous et ce peuple étrange. Charme ? Envoûtement ? Comment les ados ont-ils réussi à nous imposer leur toute-puissance ? Par cette arme révolutionnaire, inconnue et inouïe : le Web et ses nouveaux outils de communication, bien sûr. L’espèce a enfin pu muter. Finis vieille télé et téléphone à partager avec les autres, qui obligeaient encore l’ado à tolérer quelques liens physiques avec les humains de la maisonnée. Ordi, iPod, iPhone ont libéré le peuple des ados du réel. À présent, ils peuvent enfin rester entre eux, connectés en permanence, dans leur espace virtuel et leur temps universel. Ils échangent et puisent dans l’inépuisable fabrique d’informations sans avoir à passer par ces intermédiaires prétentieux appelés professeurs.
– Mais que vont devenir la connaissance, l’autorité, les livres ?, gémissent les adophobes ronchons .
– Assez de suspicion et de haine, prosternons-nous devant ce nouveau peuple génial !, s’offusquent les adophiles lèche-cul.
Comment choisir son camp ? La réclame pour la Renault Clio, qui passe en boucle sur les écrans et fait un tabac, peut nous y aider.
Dans une cuisine, un ado dégingandé, le visage caché par ses cheveux, a fait cuire des pâtes qu’il renverse n’importe comment dans un saladier et mélange avec de la sauce, les mains gantées de gants à four, tout ça sur le mode « dégueu ». Il crie plusieurs fois « À table ! » et, faute de réponse, se rend dans le salon où ses parents, scotchés devant un écran, admirent la nouvelle Clio. L’ado gronde qu’il a préparé le dîner, menace d’éteindre l’ordinateur. Sa mère supplie, n’a « pas faim », son père lui demande de rester « cool ». L’ado est exaspéré et les traite de « grands malades ».
Morale de l’histoire. En 33 secondes nous avons appris que :
– L’ado est capable de faire des pâtes.
– L’ado n’aime pas qu’on lui résiste.
– L’ado n’aime pas qu’on l’imite.
Et surtout qu’il ne peut rien arriver de bon aux humains qui se soumettent à un envahisseur.[/access]
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