« L’oiseau est le fort des faibles que nous sommes (…) Quel dommage que Nietzsche n’ait pas reconnu en l’oiseau son surhomme – enfin, son suranimal ! » A.N.
Grande lectrice d’Amélie depuis que je suis entrée en Nothombie à mon retour du Japon en lisant Stupeur et tremblements en 1999, ma rentrée littéraire commence systématiquement par la lecture de son nouveau bébé. Si un écrivain aime pareillement tous ses enfants de papier, le lecteur a quant à lui le droit d’avoir ses chouchous. J’ai les miens : Hygiène de l’assassin, Le Sabotage amoureux, Les Catilinaires, Attentat, Mercure, Métaphysique des tubes, Cosmétique de l’ennemi, Robert des noms propres, Ni d’Eve ni d’Adam, Une forme de vie, Soif.
Psychopompe les supplante-t-il tous dans mon cœur ? En achevant ma lecture à l’aube après l’avoir commencée au crépuscule hier soir, je suis sous un choc si considérable que je serais tentée de l’affirmer. Ce livre-là est sans doute plus grave et moins drôle que d’autres : point de personnage gargantuesque, ni de scènes cocasses auxquelles nous étions habitués. Ici, le sujet est solennel puisqu’il est question de vie et de mort, « du métier d’écrire » et la vocation de l’écrivain. En outre, la licence en philologie romane de l’auteure transpire à travers les pages qui ouvrent une réflexion unique sur le langage, le poids des mots en décortiquant leurs origines. Psychopompe est gigantesque car il concentre à lui seul la justification de toute l’existence et de tous les livres précédents d‘Amélie. Psychopompe est le Nothomb qui va le plus loin et le plus haut, qui dévoile avec le plus de précision les ressorts et les enjeux de son écriture.
On ne doit pas écrire pour publier, encore moins pour vendre !
Bien sûr, l’admirateur assidu et attentif pressentait la dimension sacrée de l’écriture chez Amélie. Nous savions tous la discipline sévère qu’elle s’imposait depuis des années, elle se confiait volontiers sur ses quatre heures quotidiennes et « vitales » d’écriture à jeun dès son réveil au fond de la nuit. Mais peut-être les plus naïfs ou les moins intuitifs d’entre nous s’imaginaient-ils qu’elle s’adonnait à ce sport « parce qu’il faut bien gagner sa vie », comme une corvée que l’on s’inflige, un travail comme un autre.
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Il n’est pas possible d’être davantage à côté de la plaque. Les Béotiens n’avaient pas saisi sa profonde nature aviaire que l’auteure s’emploie à expliquer au fil des pages de cet excellent cru 2023. Amélie Nothomb évoque le péril de l’envol pour l’oisillon, qui y risque sa vie ; c’est aussi le sien dès qu’elle écrit.
« Le privilège de l’oiseau, c’est qu’il sait combien voler est difficile. (…) C’est cette conscience plus que toute technique qui fait de lui un élu. Quand on voit voler un oiseau – surtout certains individus – , on sent son extase, son émerveillement et sa joie. Jamais il n’a l’air de penser que cela va de soi, que c’est bien naturel, qu’il n’y a pas de quoi s’esbaudir. (…) Je voulais vivre au présent, comme lui. Je lui empruntai sa stratégie : effectuer au quotidien ce qui vous semble aussi improbable qu’impossible. Plusieurs heures par jour, il me fallait aller au-delà de mes forces, atteindre cette allure où l’écriture s’évade de tout ancrage, se déploie et renouvelle à chaque seconde le miracle qui lui permet de tenir un instant supplémentaire. Celui qui vit un danger aussi permanent connaît le présent absolu. »
On se souvient que dans Métaphysique des tubes Amélie-San aspirait à trois ans à devenir Dieu. S’être mise à l’écriture lui donne le pouvoir extraordinaire d’enfanter des livres, de créer par la grâce de son imagination et de ses souvenirs des êtres de papier autonomes, libres de faire battre les cœurs et d’émouvoir les autres. Comme un moyen de se relier au monde. De même que l’oiseau voit dans le ciel l’infini des possibles, l’écrivain devant la page blanche jouit de la même palette infinie des possibles pour esquisser son œuvre. La création artistique est l’expression de la liberté totale. Du moins, elle l’est dans son essence. Espérons qu’elle puisse le demeurer encore quelques années à notre époque dangereusement prise en étau entre la double censure des puritains rétrogrades et de la cancel culture des woke… Amélie développe la métaphore entre l’envol, la musique et l’écriture au niveau du rythme et du style dont l’objectif est d’atteindre la perfection, d’approcher le sublime du vol et du chant de l’oiseau. « J’avais découvert la gymnastique qui permettait de s’envoler : il s’agit de se positionner d’une manière particulière à l’intérieur de soi, de saisir le bon angle et la juste distance et de se précipiter (…) dans le précipice ».
Il s’agit dans tous les cas de rompre avec la pesanteur et de trouver la hauteur suffisante qui sépare du réel pour flirter avec les anges. Il faut bien saisir ici qu’Amélie Nothomb n’a jamais écrit dans l’intention de vendre, ni même d’être éditée (être publiée et même best-seller ne sont que des conséquences heureuses d’une situation de survie par l’écriture, nullement des objectifs), mais pour le plaisir que l’écriture lui donne. Comme l’oiseau se réconforte des grands froids par la beauté de son chant.
Les mythes font la part belle à l’ornithologie
Qui avait écouté La Divine comédie d’Amélie Nothomb (audible) réalisé par Laureline Amanieux était sensibilisé au rôle immense que tiennent les mythes pour nourrir son inspiration. Ce fil conducteur se trouve déplié dans Psychopompe où en plus de nous apprendre le sens de ce mot splendide qui donne son titre au roman, Amélie s’épanche sur sa fascination pour le dieu psychopompe Hermès et pour le héros Orphée.
Hermès, qu’on représente chaussé de sandales ailées, invente la lyre avant de la céder à son demi-frère, Apollon, le dieu grec de la musique. Il est surtout connu pour avoir la lourde tâche de conduire les morts vers les Enfers. Sans aucun doute cette attirance pour Hermès habitait-elle inconsciemment Amélie depuis l’enfance, puisqu’elle a déjà donné le nom latin de ce dieu grec à l’un de ses romans, Mercure.
Le lien avec Orphée saute aux yeux puisqu’il décide de descendre aux Enfers chercher Eurydice dont il peut autant charmer les Dieux que les bêtes féroces grâce à la sublime musique qu’il crée avec la lyre dont il a héritée de son père Apollon.
Les ailes et le chant rattachent le panthéon d’Amélie à la figure stellaire de l’oiseau. Et elle n’hésite pas à transposer cet élément de la religion grecque au christianisme à travers l’Esprit Saint aussi traditionnellement symbolisé par un oiseau.
Dans la Conférence des oiseaux, merveilleux conte initiatique soufi, Farid ad-Din Attâr a aussi opté pour la représentation des humains aspirant à retrouver leur « Roi » en oiseaux. Ce choix offre de même que la lecture de Psychopompe un éventail très large d’espèces fort dissemblables, du canard au rossignol. L’érudition ornithologique d’Amélie nous fait croiser successivement la grue blanche du Japon, les corbeaux de la Chine communiste, les pigeons, moineaux et mouettes de New-York, les canaris domestiques Sirocco et Godzilla, la Bergeronnette et l’hirondelle fluviatile du Bengale. On retient surtout l’admiration éperdue de l’auteure pour l’engoulevent oreillard qui a un vol digne des figures de style les plus acrobatiques de la patrouille de France au-dessus de l’Arc de Triomphe un 14 juillet.
Mais revenons au poète Attâr, ses oiseaux découvriront, à la fin d’un long périple leur faisant traverser plusieurs vallées comme autant de défis et de renoncements, que le « Roi », c’est-à-dire la divinité recherchée, se niche au fond de leur propre âme. Amélie Nothomb rejoint donc ce texte fondamental du poète persan en reconnaissant le divin dans l’oiseau, et l’accomplissement de celui-ci dans sa vocation psychopompe d’intermédiaire entre deux mondes.
L’espérance prend toujours sa source dans le désir
Pour Amélie Nothomb, la chose est entendue : l’oiseau est une espèce supérieure qui tient son don de voler d’un désir incommensurable devenu tension perpétuelle pour faire advenir l’impossible. C’est mûs durant 80 millions d’années par leur seul désir que les dinosaures – l’archéoptéryx pour être précise – ont les premiers accompli ce délirant miracle de quitter la terre ferme pour goûter l’ivresse de l’infini céleste. « Entrevoir une patience aussi sublime, c’est soupçonner le principe moteur de l’univers. Ce qui permet de tabler sur un infini pareil, c’est le désir ».
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Si dans le christianisme la perte du jardin d’Eden suite au péché d’Eve est perçue comme une catastrophe, une effroyable punition pour l’humanité qui a perdu l’abondance et se retrouve condamnée à devoir travailler pour gagner sa croûte, j’ai toujours été marquée par le génie soufi pour raconter la même histoire de manière positive. Dans l’islam, la perte du paradis créant le manque est enseignée comme un bienfait. Car la satiété n’est pas intéressante en ceci qu’elle n’offre plus de joie et qu’elle incite à la léthargie, favorise l’avachissement. Au contraire, c’est du manque que peut naître le désir et que l’Homme sera désormais animé par cette tension si stimulante d’aspirer à retrouver le Paradis. Il se mettra en mouvement et sera donc sur le bon chemin de l’Eveil. Les vertus du manque, de la faim, nous rappellent Biographie de la faim, autre chef d’œuvre d’Amélie Nothomb explorant ce thème, cette nécessité de ne jamais être rassasiée pour continuer à désirer.
Un autre grand message d’espérance délivré par ce livre c’est qu’il est possible de surmonter l’expérience ô combien abjecte et assassine du viol. Avec une pudeur aussi digne que l’épreuve que lui ont infligée les quatre garçons de Cox’s Bazar, une station balnéaire du Bangladesh, lui a été sordide « la violence des mains de la mer avait arraché la coquille, je n’étais plus l’œuf que j’avais été. Oisillon dépourvu de plumes, il me faudrait accéder au statut d’oiseau. Cela serait monstrueusement difficile », la jeune Amélie seulement réconfortée par le « Pauvre petite ! » de sa mère sentit mourir l’adolescente de 13 ans qu’elle était, en même temps que son corps se dissocia de son âme. S’ensuivit un conflit durant plus d’une décennie entre son apparence et son intériorité, entre son contenant (le corps) et son contenu (cette âme évaporée). L’anorexie comme opportunité de ressusciter quand l’élan vital triomphera. Là aussi, amor fati, la maladie est vécue comme un passage nécessaire dans un contexte donné (le viol) à l’accomplissement de soi.
Psychopompe est à tous les niveaux un livre d’espérance, qui donne de l’énergie et presque la foi. La communication posthume intense et féconde qu’Amélie a avec son père emporté par un cancer décompartimente les échelons de l’être, réunifie les niveaux d’existence, fait entrevoir l’amour tout puissant qui continue de luire même lorsque l’enveloppe matérielle de nos corps n’est plus. « Premier sang est un livre de vie (…) C’est l’expérience psychopompe qui a rempli ce texte de cette énergie si particulière : l’excès de carburant de mon père a trouvé en moi son récepteur. »
On découvre Amélie physicienne quantique, affirmant l’existence des ondes cérébrales constituant nos pensées. « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, dit le proverbe avec justesse. J’étendrais, pour ma part, son champ d’action. La mort n’est pas la limite des transformations. Ce serait d’autant plus absurde qu’elle en est une elle-même. Un lien raté dans la vie peut sinon se réparer, au moins se métamorphoser dans la mort. »
Avec le soleil de toutes ces espérances comme horizon, Psychopompe est un livre qui fait du bien et donne un éclat particulier à la vie. Il suffit de désirer très fort sur le long terme pour que l’Univers nous récompense de notre énergie et de notre patience en concrétisant nos rêves les plus fous : voler, survivre à un viol, sortir de l’anorexie, échanger avec des morts.
Son tour de force est d’être à la fois une excellente entrée pour qui voudrait s’initier à l’œuvre d’Amélie Nothomb, et un puits inépuisable de trésors à destination des lecteurs les plus exigeants, des spécialistes en étymologie, des docteurs en lettres classiques, des hellénistes et des latinistes chevronnés, et de tous les chercheurs en littérature. C’est à cela qu’on reconnaît un grand écrivain : à ce qu’il touche des publics de profils très variés pour des raisons très différentes.
Amélie Nothomb, Psychopompe, Albin Michel (2023).
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