Dans un article de Slate.fr mis en ligne le 26 mars (samedi de Pâques) , on s’intéresse tout d’un coup à une étude publiée en 2012 dans The Journal of Neuropsychiatry and Clinical Neurosciences. Une équipe de psychiatres américains s’y était amusé à évaluer la santé psychique des grandes figures du monothéisme (en fait, du judaïsme et du christianisme). Le bilan est dans le titre, sous forme de question rhétorique : « Jésus, Abraham et Moïse était-ils psychotiques ? »
L’étude américaine concluait bien entendu par l’affirmative. Comme on le sait, dès lors que l’on passe entre les mains d’un psychiatre, on a de fortes chances de trouver sa place parmi l’une des nombreuses catégories listées dans le célèbre DSM (Manuel de diagnostique et statistique des troubles mentaux), parfois qualifié de « manuel qui rend fou ». Les grands héros de l’Ecriture n’y échappent pas. « Abraham, avec ses hallucinations mystiques, est le premier cas de psychose ». Moïse, en raison de son abandon précoce, serait plutôt bipolaire et « schizo-affectif ». Jésus, enclin au « suicide par procuration », un sujet dépressif terminant sa carrière dans une assez grave « phase mélancolique ». Sans parler de la crise épileptique de Saint Paul, conjuguée avec une tendance à l’hystérie.
L’auteur s’amuse en parodiant l’étude scientifique dont il suit tout de même, pas à pas, le raisonnement. Comme, au regard des citations extraites de l’étude américaine, les scientifiques semblent se parodier eux-mêmes, le résultat est assez troublant. Où cela nous mène-t-il ? La conclusion, qui est elle-même à la fois sérieuse et humoristique, semble donner une réponse. D’ailleurs, c’est ce que l’on attend d’une conclusion. « Il s’agit donc moins de décrédibiliser les monothéismes, lit-on, que de réhabiliter les patients souffrant de maladies psychiatriques. Et s’il y avait un futur Jésus parmi eux ? »
Au-delà de l’aspect blasphématoire de l’ensemble, voyons ce que tout cela signifie. Il fut une époque où l’on entendait volontiers des voix, où la présence du mystère parmi les hommes encourageait ces derniers à interpréter les signes de la nature, le moindre battement de leur cœur ou d’un papillon comme porteurs d’un sens caché. En termes modernes, on peut parler de communications infra-sensorielle, si l’on veut. Aujourd’hui encore, une personne d’une grande pureté, libérée du brouhaha de l’hyperactivité sentimentaliste ou égoïste, est capable de sentir les choses à distance. Tout comme autrefois, un moine enfermé dans son monastère, pouvait « entendre » que son oncle était sur son lit de mort et l’attendait. Il se levait, partait chez son oncle et le trouvait effectivement à l’article de la mort. On était aussi capable de faire partager ses rêves, à la manière du ramoneur de Mary Poppins.
Tout vient des États-Unis
Quelques jours plus tard (le 28 mars, lundi de Pâques), le Figaro publiait en ligne un article consacré à l’autisme : « Autisme : l’incroyable retard français ». Retard dans le traitement, sans doute ? À moins que ce ne soit dans la proportion d’autistes au sein de la population ? En arrière-plan, bien entendu, en lisant notamment les commentaires on prend connaissance de certaines querelles de chapelles avec le financement public à la clef (grosso modo : psychanalyse ésotérique vs. psychiatrie médico-chimique). Si l’on est soi-même un tant soi peu touché par la délégitimation des autorités (politiques, journalistiques, médicales, scientifiques, etc.), autrement dit atteint d’un grave syndrome paranoïaque (comment ne pas l’être ?), on en tire sans hésitation les enseignements : mensonges et manipulations de tous bords. Reste l’idée générale : que ce soit la vérité ou le mensonge, tout vient des États-Unis. La mode et tout le reste.
Qui sont les malades à la mode ? Ce ne sont plus les schizophrènes, les maniaco-dépressifs et les hystériques. Ce sont donc les autistes. Exit la galerie de portraits bibliques. Des ringards. Voici venir le nouveau monde et ses nouveaux profils. Au demeurant, depuis toujours, des artistes, des scientifiques, des originaux furent autistes. On évoque suffisamment, à cet égard, L’Idiot de Dostoïevski, sans parler de Beethoven ou Einstein. En général, ce sont des génies qui se sont exprimés dans un monde qui n’était pas le leurs. Les efforts inouïs qu’ils ont dû accomplir pour se confronter à ce monde qui leur était sans doute hostile, en tout cas inconnu, leur ont valu de se distinguer de manière incomparable.
Mais si l’autisme devient à la mode, si l’autisme devient, peut-être pas la norme (n’exagérons pas), mais au moins l’une des modalités de la normalité, le monde autiste deviendra l’une des modalités possibles du monde. Dès lors, les découvertes ou les créations des génies autistes ne seront plus la marque d’un certain parcours individuel que d’autres se chargeront de comprendre, d’interpréter puis d’intégrer au monde, mais formeront ensemble un édifice cohérent, une somme alternative, un nouveau monde potentiel. Un aspect du communautarisme.
La Silicon Valley, dit-on, est peuplée d’autistes. C’est en même temps une métaphore et une réalité. Les autistes se sentent bien parmi les nombres, parmi les langues et langages étranges qu’ils sont capables d’assimiler en un temps record. Ils ne s’embarrassent pas trop de ce qui forme pour le commun une limite entre le monde vivant et les différents modes de l’intelligence artificielle. Ils n’entendent pas des voix. Ils ont peu de relations avec le monde extérieur. La seule voix qu’ils entendent, c’est la leur.
Matrix, rappelons-nous, fut un film fondateur. Il dévoilait une critique assez pertinente de l’aliénation de l’homme du temps présent. Mais il ne donnait aucune solution sérieuse en vue d’une libération. Au contraire, il alignait des clichés dérisoires, comme cette orgie souterraine orchestrée par une sorte de pasteur galactique prêchant des banalités au dessus d’une foule mise en transe par une musique techno répétitive.
L’époque autiste n’entend pas de voix parce qu’elle s’est séparée de la transcendance. Elle n’est pas non plus capable de créer du lien entre les hommes, autrement dit, elle est incapable de créer une culture. La culture est inséparable de la transcendance. À cet égard, le christianisme et le catholicisme en particulier portent la responsabilité d’avoir depuis plus d’un siècle négligé le rôle culturel qu’ils avaient joué bon gré mal gré pendant des siècles. Dès lors, la technologie prend la place de la culture. La technologie, dont le transhumanisme est la pointe pionnière, résout les problèmes existentiels en renvoyant l’homme directement à lui-même plutôt qu’aux autres (ne serait-ce qu’à une illusion des autres) ou à la transcendance (ne serait-ce qu’à une illusion de la transcendance). La solution des frères Wachowski, auteurs de Matrix, est éminemment individuelle, centrée sur soi-même. On vient d’apprendre en effet qu’ils ont changé de sexe. Tous les deux.
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