L’habitude des rock stars nous fait chercher le sexe, la drogue, les excès, les vices chez les écrivains.
Certains en jouent (Gide, Beigbeder, Houellebecq…) d’autres subissent, jusqu’au-delà de la tombe, cette quête du sensationnel qui colle à la peau du créateur. Depuis près d’un siècle, le sexe de Proust fascine.
Parmi les figures qui hantent l’alcôve de l’écrivain, Alfred Agostinelli est celui qui a le plus suscité de fantasmes. Le jeune chauffeur de dix-huit ans conduit Proust à Cabourg en 1907 et 1908, le rejoint en 1913 pour devenir son « secrétaire », avant de mourir dans un accident d’avion en 1914. Il est aussi le principal modèle d’Albertine, la jeune fille que le héros aime et emprisonne, le personnage le plus mentionné dans à la recherche du temps perdu.
La vie d’un homme est peu de chose – un trait d’union entre deux dates – 1888-1914, pour Alfred Agostinelli. Pour en percer le mystère, il m’a fallu pister les indices, attendre, être à l’écoute, faire taire ses désirs. À se mettre à l’écoute des traces que la vie a laissée, comme je l’ai fait pour écrire Un amour de Proust, j’ai découvert qu’Agostinelli, qui a quitté Proust en décembre 1913, est revenu en 1914… puis reparti ; dans cet intervalle Proust invente Albertine et connaît quelques mois de bonheur qu’on ne soupçonnait pas. J’ai compris pourquoi Odette, l’amour de Swann, a entre ses seins une médaille de Notre-Dame de Laghet, ce sanctuaire situé entre Nice et Monaco, où Proust n’est pourtant jamais allé.
La thèse du Agostinelli obèse
À regarder attentivement les brouillons, j’ai découvert que la main malhabile qui a dactylographié le Côté de Guermantes et la mort de la grand-mère, est celle d’Agostinelli, qui a aussi collé des papiers, quand les épreuves du Temps perdu devenaient Du côté de chez Swann. Parmi les nombreuses choses que mon enquête minutieuse révèle sur Agostinelli et à travers lui sur Proust, sur Albertine, sur l’écriture et la vie, on découvre aussi qu’il n’y a aucune trace d’une quelconque relation sexuelle entre les deux hommes. Dans ce sens, Patrick Mimouni a raison de dire dans son entretien pour le site de Causeur : « Reynaldo Hahn est le seul amant de Proust dont on soit tout à fait sûr. » Il se montre cependant moins prudent dans son livre où il prête à Proust les amants les plus innombrables et parmi eux Alfred Agostinelli, sans la moindre preuve.
A relire: La vie sexuelle et spirituelle cachée de Marcel Proust
À défaut d’en avoir, il suffit à Patrick Mimouni d’orienter le regard et la lecture, comme quand il veut à toute force faire d’Alfred un garçon obèse. Pourtant à bien regarder la photo où il est assis dans une voiture découverte, il est facile de voir qu’il est joufflu mais non obèse et surtout vêtu de vêtements épais et de la mante de chauffeur qui protège du froid et de la pluie ; d’ailleurs il semble si obèse qu’il est parfois pris sur ce cliché pour Proust lui-même ! Quand les photos le montrent en plan plus rapproché – notamment sur le médaillon funéraire exposé en ce moment au musée Carnavalet – on voit bien qu’il n’a rien d’un obèse. Céleste parle d’Agostinelli, en précisant qu’elle ne l’a qu’aperçu deux ou trois fois, et la personne qu’elle appelle le « pou volant » ce n’est pas Agostinelli, mais Anna, sa compagne, qu’elle trouvait laide.
Les démonstrations de Patrick Mimouni ne sont pas toutes convaincantes
Le livre en main, on pourrait multiplier les exemples de contresens qui déforment les textes, les images, les faits. Un parmi d’autres : les deux hommes ne peuvent pas battre des « records de vitesse », « sur les voitures les plus puissantes », comme l’affirme Mimouni, car le taxi Unic d’Agostinelli tient davantage du tracteur que du bolide et atteint péniblement les 50 km/h…
Toutes ces erreurs factuelles n’apportent rien de nouveau sur Agostinelli, ni sur Proust. Elles ne font qu’ajouter au roman fantasmatique qui entoure les deux hommes. Surtout elles affaiblissent ce que Patrick Mimouni cherche à montrer des rapports de Proust au judaïsme et particulièrement au Zohar, et qui pourrait être un apport décisif.
Il faut lire Proust, l’interroger, aller toujours plus loin dans la connaissance qu’on peut avoir de lui, de son œuvre, mais il ne sert à rien d’inventer, de déformer, de prendre ses propres désirs pour la réalité textuelle ou biographique. S’il doit y avoir une part de création dans une recherche, ce n’est pas dans la fabrication de la preuve, dans l’approximation mais dans la mise en récit de l’enquête qui a conduit à mettre au jour quelques fragments de vérité, c’est le projet d’écriture d’Un amour de Proust, Alfred Agostinelli (1888-1914).
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