Si je n’ai pas connu les affreux jeunes des années 1980 parce que mes couches-culottes m’interdisaient encore d’être admis dans leur noble confrérie, je m’étais néanmoins juré, à l’âge de six ans, de ne jamais leur ressembler : petit montagnard perdu dans un bled du Vercors où le seul camarade issu de ce qui ne s’appelait pas encore la « diversité » était un fils de maçon portugais, on nous obligea à porter, comme un talisman destiné à lutter contre notre infamie congénitale, la main jaune des Potes. Je fis serment, dans la cour dont l’odeur des marronniers embaume pour toujours de mélancolie enfantine le mois de septembre, de ne jamais être des leurs. Les jeunes étaient déjà des cons, je le pressentais, et le resteraient toujours. Ces « jeunes » dont l’époque a fait les pires ennemis de la jeunesse.
Depuis, j’ai eu l’occasion de vérifier le bien-fondé de ma révolte infantile. Les années 1995 et 1996, la quinzaine anti-Le Pen, cette « shame pride » si chère à Muray, les défilés anti-CPE où la frange consciente des futurs travailleurs occidentaux scandait en bas de mes fenêtres « C comme caca, P comme pipi, E comme excrément », et maintenant leur enjouement contre la réforme des retraites m’ont appris empiriquement ce que, comme beaucoup, je savais déjà : qu’il ne s’agit jamais pour toutes ces classes successives de manifestants que d’un jeu répétant comiquement ce que leur aïeux firent en 1968.
Il y a, en d’autres lieux, en d’autres occasions, de vraies batailles livrées par la jeunesse : elles sont à Athènes, elles furent à Gênes, à Göteborg, à Bruxelles et à Barcelone, elles furent violentes et elles eurent leur quota de morts et de blessés. Ces batailles furent tragiques, et c’est parce qu’elles luttaient véritablement contre le Spectacle et contre son mode technique et consommatoire. Elles ne se firent à l’appel d’aucun syndicat jaune, d’aucun parti, d’aucune organisation, elles n’eurent aucun allié dans la place : c’est qu’elles n’étaient pas des escarmouches d’opportunité pour faire tomber un gouvernement, mais une lutte à mort pour réintégrer le monde des vivants.
On ne peut pas croire une seule seconde que les lycéens qui proclament la grève dans leurs établissements le feraient s’ils pensaient qu’ils avaient quoi que ce soit à perdre. Ils luttent au contraire pour la perpétuation de leur société sans risque où, toujours, ils ont le beau rôle. Ils se moquent comme de leur premier Diesel du sort des ouvriers du Nord-Pas-de-Calais. Las ! Leur conscience politique est enfermée depuis longtemps dans les photos de leur profil Facebook, où ils consultent à l’aide de leur iPhone les dernières nouvelles de leur « mur ». Leur vision du monde se résume à un écran, c’est-à-dire à ce qui voile, la frange avancée de cette révolution étant ces « jeunes de banlieue » qui pratiquent déjà la reprise individuelle dont ce monde entièrement néo-libéral leur a indiqué la voie.
Ces jeunes, enfin, ne se battent pas pour leur grand-père, mais pour le grand-père qu’ils seront, modernes préparant − Péguy le savait − leur retraite comme le chrétien prépare son salut.
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