Vous connaissez sans doute Balthazar Picsou, « Scrooge McDuck »[ 1. Si les Écossais ont la réputation d’être radins, c’est probablement dû à l’extraordinaire efficacité de leur système bancaire et financier entre 1716 et 1845 : un système de monnaies privées en concurrence qui fonctionnait pratiquement sans aucune régulation.]en version anglophone, l’oncle de Donald Duck, qui se trouve à la tête d’une fortune estimée par Forbes à environ 44,1 milliards de dollars en 2011. L’oncle Picsou est donc immensément riche, mais ce n’est pas tout : il est aussi incroyablement radin.
Jugez par vous-même : depuis le début de sa carrière, en 1947, la quasi-totalité des dollars qu’il a gagnés sont allés rejoindre son coffre géant de Donaldville. Cela fait donc soixante-six ans qu’il amasse des dollars sans jamais dépenser un cent ; soixante-six longues années qu’il traîne la même redingote râpée et le même haut-de-forme élimé. Si je vous en parle aujourd’hui, c’est que sa pingrerie n’a rien d’anecdotique ; il est en réalité atteint d’une pathologie grave : ci-après, le « syndrome Balthazar Picsou ».
Pour bien comprendre, je vous invite à considérer un billet de banque – de 5, 10, 20 ou 50 euros, le premier qui vous tombe sous la main – et à vous poser la question suivante : Qu’avez-vous entre les mains, sinon un morceau de papier imprimé ? En d’autres termes : par quel miracle ce bout de papier a-t-il de la valeur à vos yeux alors que – par exemple – le journal d’avant-hier n’en a pratiquement aucune ? Eh bien, c’est extrêmement simple : c’est uniquement parce que vous avez la certitude que vous pourrez échanger ce billet contre des biens et des services qui rendront votre vie plus agréable.[access capability= »lire_inedits »]
Si cette idée vous chiffonne, essayez d’imaginer un monde dans lequel vous ne possédez qu’une baignoire pleine à ras bord de billets de 100 euros, alors que tous les magasins auxquels vous pouvez raisonnablement accéder sont désespérément vides : il n’y a rien à acheter. Auriez-vous le sentiment d’être riche ? Eh bien, pour Balthazar Picsou, comme pour toutes celles et ceux qui sont atteint du syndrome du même nom, c’est exactement le contraire : ils se fichent éperdument des richesses réelles, (du confort et) du bien-être que leur argent leur permettrait d’acquérir, ils accumulent de l’argent pour le seul plaisir d’en avoir beaucoup[2. Balthazar aime aussi s’y baigner, mais c’est un autre problème.]. Autrement dit, pour celui qui est atteint du « syndrome Balthazar Picsou », un billet de banque a toujours plus de valeur que les biens et services qu’il permet d’acquérir.
Vous pensez sans doute que cette histoire de « syndrome Balthazar Picsou » n’a ni queue ni tête. Détrompez-vous : le mal est bien réel et il est infiniment plus répandu que vous ne le pensez. Par exemple, Colbert jadis, Marine Le Pen, Arnaud Montebourg et tous ceux qui pensent que le déficit de notre balance commerciale est un problème et qui plaident pour la mise en œuvre de politiques protectionnistes en sont atteints.
Je m’explique : imaginez que nous vivions dans un monde sans argent, un monde de troc où nous échangeons uniquement des produits contre d’autres produits. Dans un tel monde, un déficit de la balance commerciale n’aurait aucun sens, n’est-ce pas ? À chaque importation de produit correspondrait une exportation de produit de valeur équivalente (sinon, la transaction n’aurait pas lieu) et la balance commerciale serait, par définition, toujours équilibrée. Et maintenant, imaginez qu’au lieu d’exporter des produits, nous exportons des billets : pourquoi diable cela nous appauvrirait-il ?
Vous aurez beau tourner autour du pot, la seule explication, c’est que celles et ceux qui pensent qu’un déficit de la balance commerciale nous appauvrit sont intimement convaincus, sans même le réaliser, que 100 euros en billets de banque ont plus de valeur que 100 euros de marchandises. Pour ceux-là, le billet de banque n’est pas un moyen pratique d’échanger, de conserver ou d’évaluer de la richesse, il est la richesse ; à la limite, rien d’autre n’a de valeur. Ainsi, de la même manière que l’opération qui consiste à exporter des billets de banque pour importer de l’or donne lieu, à leurs yeux, à un appauvrissement, le simple fait d’imprimer des billets constitue une source intarissable d’enrichissement.
Naturellement, nous savons, vous et moi, que ce n’est pas en remplissant nos baignoires de billets que nous garnirons les étals des marchands ni, par voie de conséquence, nos garde-manger. La théorie quantitative de la monnaie, dûment étayée par quelques siècle d’histoire, nous a clairement appris qu’à trop multiplier les billets au regard des richesses réelles produites, on n’obtient qu’un seul effet : la dévaluation de la monnaie, c’est-à-dire de l’inflation. Nous savons, en somme, et comme Jean-Jacques Rousseau le résumait si bien, que « l’argent n’est pas la richesse, il n’en est que le signe ; ce n’est pas le signe qu’il faut multiplier, mais la chose représentée »[3. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762).].
Mais pour celui qui souffre du « syndrome Balthazar Picsou », la monnaie se confondant entièrement avec la notion de richesse, il n’est pas de problème qu’il ne pense pouvoir résoudre en imprimant des billets. Les salaires ne sont pas assez élevés ? Imprimons des billets et distribuons-les ! Il y a du chômage ? Imprimons des billets et pour payer des salaires ! L’État est endetté ? Imprimons des billets pour rembourser la dette publique ! Au bout du compte, lorsque tous cherchent à freiner ses ardeurs, le sujet s’imagine couramment victime d’un obscur complot et sombre dans la paranoïa.
Si, au regard des symptômes exposés ci-dessus, vous pensez être vous-même atteint du « syndrome Balthazar Picsou », je ne saurais trop vous encourager à consulter un spécialiste de toute urgence…[/access]
*Photo : Images_of_Money.
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