La loi sur la protection de l’enfance votée à l’Assemblée nationale le 25 janvier est présentée comme consensuelle par toutes les radios, et Emmanuel Macron voudra en faire une mesure importante dans le bilan de son quinquennat…
L’astuce d’Adrien Taquet, Secrétaire d’État à l’enfance, a consisté à attirer l’attention des médias sur les aspects effectivement positifs de ce texte, principalement une amélioration du statut des familles d’accueil, et une aide matérielle après l’âge de 18 ans pour les mineurs dont beaucoup sortent actuellement du dispositif protecteur de l’Aide sociale à l’enfance sans aucun étayage.
Le problème, c’est que cette loi comprend un défaut majeur qui ruine l’ensemble du texte législatif. Il s’agit de l’article premier, mis en avant pour indiquer qu’il s’agit d’une mesure phare : « Sauf urgence, le juge ne peut ordonner un placement d’un enfant [au titre des articles 375 3° à 5°] qu’après évaluation par le service compétent des conditions d’éducation et de développement physique, affectif, intellectuel et social de l’enfant dans le cadre d’un accueil par un membre de la famille ou un tiers digne de confiance ». Que signifie cet article ? Qu’avant tout placement d’un enfant dans une famille d’accueil ou foyer, décision déjà difficile à prendre, on devra essayer de le confier à un membre de sa famille.
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Il représente un gigantesque recul par rapport à la loi de 2016, qui mit pour la première fois en France l’enfant au centre du dispositif et dont le but était clairement indiqué : protéger le développement de l’enfant dans toutes ses dimensions, en satisfaisant en premier un besoin fondamental, défini suite à l’audition de nombreux pédopsychiatres, celui de vivre dans un environnement sécurisant.
Le but de l’article 1 de la loi de 2022 va en sens inverse. Il est double.
1) Au niveau des Conseils départementaux, institutions politiques, l’intention est de diminuer le nombre de placements pour faire des économies. Ainsi dans un département, des visites à domiciles renforcées (45 euros quatre fois par semaine) ont été mises en place pour éviter des placements plus coûteux (135 euros de prix de journée en institution), mais indispensables et pouvant concerner des tout-petits. Les professionnels de terrain ont le sentiment qu’une partie de leur travail est dénué de sens.
2) Des associations prises dans une idéologie du maintien à tout prix de l’enfant dans sa famille sont intervenues de manière très active. Principalement identifiées aux parents, ces associations considèrent qu’on ne doit pas leur faire de peine, subir un placement, toute difficulté éducative grave étant souvent considérée, à tort, comme due à la précarité. Mais un enfant est vulnérable, il dépend de son environnement pour son développement, il n’a pas la parole pour dire ce qu’il ressent, et il doit donc avoir la préséance. Le « en même temps » trouve là ses limites.
Les pédopsychiatres pas écoutés
Le représentant de l’Association des Psychiatres d’Intersecteurs (API), c’est-à-dire les psychiatres du service public, a répété tout au long de son audition par la commission parlementaire que l’article 1 devait être abandonné, demande réitérée par le président de cette Association avant le vote de l’Assemblée nationale. Des membres de la Société Française de Psychiatrie de l’Enfant (j’en ai fait partie) sont intervenus, certains directement auprès du Cabinet d’Adrien Taquet pour souligner leur grande préoccupation par rapport à cet article idéologique. Lorsque d’autres spécialistes donnent leurs préconisations, comme les pneumologues sur la nocivité du tabac, ou les pédiatres sur la nécessité de certaines vaccinations, ils sont écoutés. Pourquoi pas les pédopsychiatres ? Quant aux juges des enfants avec qui je me suis entretenu, ils considèrent que cet article de loi est dangereux pour les enfants mais tenus par l’obligation de réserve, ils ne peuvent pas l’écrire.
En mettant en premier l’article sur la famille élargie et en cédant à des facteurs émotionnels, M Taquet écarte un ensemble de travaux connus qui montrent que le placement dans la famille élargie est une situation à haut risque pour l’enfant (à part quelques contextes spécifiques non généralisables que les professionnels connaissent déjà). Une mère très inadéquate éducativement et sa propre mère peuvent se montrer unies devant des professionnels pour que la garde de l’enfant soit confiée à la grand-mère ; et dès cette mesure prononcée, le conflit violent qui les opposait reprend avec l’enfant comme enjeu. Une grand-mère ne parvient pas à refuser à sa fille schizophrène de venir voir son enfant âgé de trois ans chez elle malgré l’interdiction judiciaire de visite. Et cette mère s’enferme dans une chambre dans le noir avec sa fillette pendant des heures, malgré le refus de l’enfant qui tremble, les yeux hagards après chaque visite et dont l’état se détériore. D’une manière générale, les travailleurs sociaux ne parviennent plus à superviser les relations entre les enfants et leurs parents. Des parents accusent une tante de leur rapter l’enfant. Les situations où il y a eu des attouchements sexuels intrafamiliaux sont les plus à risque en cas de placement dans la famille élargie. Etc. Quant à l’évaluation préalable des qualités éducatives de la famille élargie, elle pose de sérieuses questions… dans la mesure aussi où beaucoup de professionnels ne sont pas encore au point pour déterminer si les parents eux-mêmes sont capables de satisfaire les besoins fondamentaux de leur enfant, et où le référentiel de la Haute Autorité de Santé présente des insuffisances à ce niveau.
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Placements trop tardifs
En 2015, la recherche essentielle du Dr Rousseau, pédopsychiatre, compare le devenir des enfants placés avant quatre ans à cause de troubles sévères de la parentalité. Dès que le délai entre le premier signalement et le placement dans un environnement sécurisé dépassait 16,7 mois, le nombre de placements des enfants au cours de leur vie était en moyenne de sept du fait de troubles du comportement qui les rendaient difficiles à supporter. Tous ces enfants placés « tardivement » ont été orientés en éducation spécialisée, ils ont été d’hospitalisés en moyenne 113 jours en psychiatrie, et ont souvent évolué vers la délinquance et la prison.
Si l’article 1 est maintenu, la loi Taquet va provoquer un immense recul dans la protection des enfants, et le résultat sera l’apparition de comportements violents, l’incapacité de s’insérer dans la société, une atteinte intellectuelle.
La pédopsychiatrie française traverse une crise si profonde qu’il est insensé d’y ajouter de telles difficultés. 27% des postes hospitaliers ne sont pas pourvus. 40% des départements au moins n’ont pas de pédopsychiatre installé en libéral. Il ne reste que 580 pédopsychiatres dont 80% ont plus de 62 ans. Les listes d’attente en consultation dépassent souvent un an. Le fait, stupéfiant, que les parlementaires, opposition incluse, n’aient pas pris en compte les savoirs établis et l’avis des professionnels de terrain va encore fortement aggraver cette situation.
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