Est-ce parce qu’il se vit lui-même comme un écrivain en exil, notamment depuis la pathétique cabale dirigée contre lui lors de la rentrée précédente, que Richard Millet, dans son dernier roman, a joué à s’exiler dans sa propre littérature ? Le narrateur d’Une artiste du sexe, Sebastian, est un jeune Américain installé à Paris pour écrire en français, ce qu’il fait en pastichant la langue de Pascal Bugeaud (double littéraire de Richard Millet), un écrivain qu’il fréquente et qu’il admire autant qu’il en est irrité.
On y suit le récit d’une liaison particulière du narrateur avec Rebecca, une jeune métisse, « artiste du sexe ».[access capability= »lire_inedits »] La jeune femme se livre à n’importe qui sans y mêler les sentiments, dans une perte de soi à la fois raisonnée et vertigineuse, se prémunissant de l’amour dont elle semble redouter la contamination tout autant que des MST. Le préservatif, toujours exigé, mais qui fait débander Sebastian, devient ainsi le symbole de cette sexualité à la fois débridée et stérile, tandis que le narrateur tente de circonscrire par ses phrases le mystère que lui est Rebecca. Millet explore toute une sociologie contemporaine, ces deux enfants de divorcés étant « des êtres destinés à souffrir non plus des guerres du xxe siècle mais de celle des sexes […] », et c’est ainsi qu’à travers ce jeu de faux-semblants, d’identités indistinctes, de chaos sentimental, Richard Millet le nostalgique, l’homme hanté par des ombres, braque une lumière implacable au cœur même du malaise le plus contemporain.
« Le vice n’existe plus dans le monde contemporain : il n’y a que des cas psychologiques ou sociaux […]. » Tout est là. Si le vice n’existe plus, il n’est plus nécessaire de lui faire sa part. Et cette perspective est en réalité terrifiante. Soit on punit, soit on vend. Nulle position intermédiaire. C’est pourquoi nous nous trouvons aujourd’hui, au sujet de la prostitution, face à un dilemme dont aucune des issues n’est satisfaisante. Soit on prostituera à la chaîne et sans scrupule les corps de jeunes prolétaires comme s’il s’agissait d’en offrir une consommation normale. Soit la gauche tentera de prohiber ce que saint Louis lui-même avait renoncé à interdire. Dans ce monde de plus en plus manichéen, il demeure heureusement quelques écrivains capables de rouvrir cette dimension essentielle : la profondeur, et la vertigineuse ambiguïté qui l’accompagne.[/access]
Richard Millet, Une artiste du sexe, Gallimard, 2013
*Photo: BALTEL/SIPA. 00572953_000009.
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