C’était le bon temps. En cet automne 2013, on parle de Causeur jusque dans la cour du palais de l’Élysée. Motif : votre magazine bien-aimé vient de publier son « Manifeste des 343 salauds », un appel signé par autant de mâles « contre les lois anti-prostitution, pour la liberté ». Et ce alors que le gouvernement, aiguillonné par un quarteron de néo-féministes, soutient une proposition de loi prévoyant rien de moins que la pénalisation des clients de prostituées. À la sortie du Conseil des ministres, Najat Vallaud-Belkacem s’étrangle : « Les 343 salopes réclamaient en leur temps de pouvoir disposer librement de leur corps. Les 343 salauds réclament le droit de disposer du corps des autres. » Sans doute a-t-elle mal lu l’appel, dans lequel les « salauds » déclarent texto : « Nous ne saurions sous aucun prétexte nous passer du consentement de nos partenaires. » Ce qu’ils font valoir, c’est le droit élémentaire d’avoir un rapport sexuel – tarifé ou non – entre adultes consentants. Donc celui, pour une femme, de se prostituer sans que les nouvelles douairières du féminisme décrètent qu’elle est aliénée pour la libérer contre son gré.
Au pupitre d’une Assemblée nationale quasi déserte, celle qui est alors ministre des Droits des femmes en rajoute plusieurs louches, écartant d’un revers de manche l’idée « que chacun a le droit de vendre librement ses charmes – et même d’aimer ça », comme nous l’écrivions alors. La loi « clairement abolitionniste » qu’elle est venue défendre part du principe que « l’essentiel de la prostitution aujourd’hui » repose sur la traite. Mais cet ignoble trafic d’êtres humains « n’existerait pas si, à l’autre bout de la chaîne, il n’y avait pas quelqu’un pour accepter et pour payer », affirme-t-elle. D’où le choix d’infliger à ce salaud de client une amende de 1 500 euros, tout en supprimant le délit de racolage pour les prostituées (ce qui, accessoirement, revient à autoriser la vente d’un service qu’il est interdit d’acheter). La pénalisation des clients est votée dans la foulée par les députés, le 4 décembre 2013, avant d’être purement et simplement retoquée par le Sénat en commission spéciale quelques mois plus tard.
Après avoir basculé à droite en septembre 2014, le Sénat fait durer le bras de fer avec le gouvernement et ne se décide à examiner le texte en séance que les 30 et 31 mars derniers. Comme prévu, il l’expurge de son principal article, la pénalisation des clients, et y réintègre le délit de racolage. Pour Masha Bombed, membre du Strass (Syndicat du travail sexuel), « c’est le statu quo, si ce n’est que les sénateurs ont ajouté la possibilité de bloquer les sites Internet proposant du sexe tarifé sans décision d’un juge ». Cette dernière mesure n’est pas anodine, puisque les seuls sites que l’État s’autorise à bloquer administrativement sont jusqu’à présent ceux qui proposent du contenu pédopornographique et – depuis février seulement – ceux qui font l’apologie du terrorisme… On voit mieux à quel degré de dangerosité la prostitution est associée dans l’esprit des deux responsables de cet ajout : la sénatrice PS Michelle Meunier et l’UDI Chantal Jouanno.
Il faut dire que cette proposition de loi, d’après sa présentation officielle, « s’inscrit dans le cadre de la politique de lutte contre les violences faites aux femmes et d’égalité entre les femmes et les hommes ». Reprenons, et tentons de résumer : afin de combattre le machisme et de réduire le nombre de femmes battues, il faut abolir la prostitution, qui tient de la traite « dans l’immense majorité des cas », dixit Najat, et ne saurait être une activité volontaire. Au passage, notons la curieuse conception de l’égalité qui motive le projet… Le gouvernement semble toujours sans nouvelles des milliers d’hommes prostitués. Reste surtout à comprendre comment d’innombrables « indépendantes » continuent de proposer du sexe tarifé en toute liberté. Maud Olivier n’a pas daigné répondre au journal des « salauds », mais son assistante parlementaire à l’Assemblée « espère obtenir une date d’inscription en séance avant fin juillet », pour retricoter le texte vidé de sa substance par le Sénat.[access capability= »lire_inedits »]
Les « 343 salauds » ont remporté une victoire, mais la guerre n’est pas finie. Face à eux, entre autres, les « petits gardes roses »[1. L’expression est d’Élisabeth Lévy, dans l’éditorial de notre numéro d’octobre 2013.] du MJS ne perdent pas espoir que le législateur prenne le relais de leur « Pétition des jeunes pour l’abolition de la prostitution », à laquelle, à en croire les sondages, la majorité des 18-25 ans est favorable. Sauf que, sur le sujet, les jeunes semblent bien plus puritains que leurs aînés : toutes tranches d’âge confondues, selon une enquête CSA, 68 % des Français sont des salauds d’opposants à la pénalisation. Une proportion étonnante, si on songe que, d’après nos jeunes-de-gauche, « les clients sont toujours des hommes ». Pour eux, comme pour Maud Olivier et Najat Vallaud-Belkacem, « il faut en finir avec l’impunité » ! Causeur peut bien se targuer de défendre une liberté, ils ne sont pas dupes : « La seule liberté est celle donnée aux clients d’abuser sexuellement des femmes. »
Autre partisane forcenée de la pénalisation, Anne-Cécile Mailfert, porte-parole des distrayantes activistes d’Osez le féminisme !, est sur la même ligne. Pour cette ravissante experte autoproclamée, « la prostitution est synonyme de violences ». Fermez le ban. Elle développe sur Le Plus de L’Obs en 2013 : « Le cœur de la violence prostitutionnelle réside dans l’acte lui-même : même s’il est compensé par quelques billets, la prostitution, c’est le désir de l’un qui prime sur le désir de l’autre. » C’est vrai, qui peut bien avoir un désir d’argent ? Et comme « les clients sont des hommes à 99 % » tandis que les prostituées sont presque exclusivement des femmes, elle y voit – what else ? – une « problématique de genre » : ces gourdes de prostituées subissent « des rapports sexuels non désirés » et « les hommes peuvent se vautrer dans l’imaginaire du mâle viril dominant ». Se vautrer dans l’imaginaire ? Et pourquoi pas dans le caca de chien !
Nathalie, prostituée « traditionnelle » dans le quartier de Strasbourg-Saint-Denis, à Paris, l’assure pourtant : « Cette loi est d’une scandaleuse hypocrisie ! En quinze ans, je n’ai jamais été violée ou agressée physiquement. » D’accord, mais « l’exploitation sexuelle » par ton ordure de mac, c’est violent, non ? « Dans la rue, il n’y a plus de proxénètes, corrige-t-elle. Le mac des années 1970-1980, c’est fini. Et la “pauvre fille paumée”, c’est un cliché des abolitionnistes. Je cotise au Régime social des indépendants, et nos clients, c’est le prolétariat, il faut arrêter avec l’idée d’exploitation. » Bon, mais quid des étrangères, dont Nathalie reconnaît qu’elles n’ont pas la chance d’être comme elle propriétaires d’un appartement ? « Avec les migrantes, on se côtoie, on se parle », nous dit-elle. Elles ne se font pas racketter par un julot, mais remboursent « la “mamma” qui a payé leur passeur », puis font autre chose.
La contrainte est donc l’exception, et la libre décision la règle. Une édifiante étude[2. Étude réalisée à Paris, Lyon, Marseille et sur le web par Nick Mai, professeur de sociologie à l’Université métropolitaine de Londres, dans le cadre d’une recherche financée par la Fondation A*MIDEX, au Lames (Laboratoire méditerranéen de sociologie de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme).] menée par l’université d’Aix-Marseille entre mars 2014 et mars 2015 auprès de 500 personnes prostituées – hommes, femmes, transsexuels – révèle qu’à peine 7 % d’entre elles peuvent être considérées comme victimes de la traite, cette proportion atteignant 11 % chez les seules migrantes. En clair, neuf sur dix font ce métier de leur plein gré. Quant à la dixième, qui estime ne pas avoir décidé librement de se prostituer, elle évoque en général « des problèmes économiques et le manque de statut légal (papiers) » qui ne lui laisseraient « pas d’autre choix ». L’enquête cite la réponse d’une Nigériane : « Non, je n’ai pas décidé, mais qu’est-ce que je vais faire ? Ma famille souffre au Nigéria, et je n’ai pas de papiers, que puis-je faire d’autre ? Ils devraient nous donner des papiers au lieu de pénaliser les clients ! »
Quoi qu’il en soit, l’étude révèle que 98 % des personnes prostituées sont opposées à la pénalisation des clients. Le projet fait donc l’unanimité, contre lui, chez les personnes les plus directement concernées. Ainsi, les travailleurs du sexe que défend Me Stéphanie Marcie-Hullin, avocate du Collectif 16e, qui regroupe des prostituées de l’Ouest parisien, « sont unanimes » : ils considèrent que la pénalisation des clients les précariserait encore davantage et les obligerait à demander la « protection » de proxénètes. « Je ne sais pas si ça part d’une bonne intention, mais ça consiste à pénaliser les travailleurs du sexe, à nous abolir », renchérit Masha.
Du coup, les prostituées préféreraient encore revenir au bon vieux délit de racolage. « Elles ont toujours fait avec, en le contournant », explique Me Marcie-Hullin. Ce que nous confirme Josiane, depuis l’autre côté de Paris, au bois de Vincennes, où elle officie : « Les marcheuses comme moi sont tolérées, le commissaire nous demande seulement d’être habillées et de ne pas trop traîner entre deux bancs. Et puis on a un minimum de respect pour les gens : on ne se montre pas devant les écoles, ni trop près de la Foire du Trône ou le jour du Marathon de Paris. » « Moi, j’aime bien prospecter dans la rue », sourit aussi Nathalie, qui sait que ses collègues plus jeunes préfèrent pour la plupart travailler par le biais d’un site Internet. Malgré la menace du blocage administratif, l’offre explose littéralement, et pas seulement pour une clientèle masculine : « Sur un seul site, les femmes ont le choix entre 5 000 escort-boys », tient-elle à préciser.
Dans cette profusion, on souhaite bien du plaisir aux agents chargés de les traquer. Car si l’on observe ce qui se passe en Suède, premier pays à avoir opté pour la pénalisation des clients en 1999, ce n’est pas cette mesure qui inverserait la tendance. Là-bas, l’offre de prostitution sur le web a été multipliée par 20 en huit ans. Autant dire que, pour l’abolition, il faudra patienter. En termes d’efficacité, l’ensemble du fameux « modèle suédois », si cher à nos ministres des Droits des femmes et autre féministes, est d’ailleurs devenu un repoussoir : les peines prévues ne sont presque jamais prononcées, l’épidémie de sida s’aggrave chez les hétérosexuels, le pays est aujourd’hui le numéro un européen du viol, et les cas de violences sexuelles ont explosé en quelques années… Finalement, la bonne vieille prostitution de rue à papa faisait infiniment moins de dégâts que ne s’apprête à en faire le législateur français s’il s’avise de suivre la Suède dans cette voie.
L’avocate du Collectif 16e tempère cependant : « C’est un texte qui pourrait tomber aux oubliettes, ne jamais être appliqué. » Et pour cause, affirme-t-elle : « Il n’y a pas de victimes. » De plus, les prostituées « font une œuvre sociale très importante, auprès des personnes handicapées, ou sexuellement déviantes ». Nathalie confirme en quelques anecdotes : « J’ai un rôle sanitaire et social. Quand un cancéreux revient te voir un an après une passe et qu’il a récupéré ses cheveux, qu’il va mieux, tu te dis que, sur Meetic, il aurait pu attendre longtemps… Et toutes les femmes n’accepteraient pas de mettre des couches ou une fessée à leur mari, qui vient nous voir pour ça. On fait un vrai job, on est utiles. » Et aussi inadmissible que cela puisse paraître pour les illustres représentant-e-s de la « gauche sociétale », comme la secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées et de la Lutte contre l’exclusion, Ségolène Neuville, ou encore Patrick Jean, le cofondateur et porte-parole de l’association d’hommes féministes (sic ?) Zéro Macho, Nathalie « s’éclate sexuellement » dans sa vie privée. Comme elle, une escort nous confiait un jour d’un air entendu : « Je fais aussi du bénévolat… » Si même les prostituées ne sont pas vénales, où va le monde ?[/access]
*Photo : SERGE POUZET/SIPA/1312091724
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