Invitée jeudi matin sur France Info à s’entretenir des missions assignées à la fameuse « Commission Jospin » chargée de moraliser la vie politique, Roselyne Bachelot, se réjouissant manifestement d’employer un mot aussi savant, parla d’ « instiller » une dose de proportionnelle dans le mécanisme électoral. Instiller ? Le mot, rappellent opportunément les dictionnaires, est dérivé du latin stilla, la goutte : il désigne le fait d’introduire une substance goutte à goutte, à des doses par définition réduites. A peu près tout le monde, l’ensemble de la classe politique et l’immense majorité des Français, si l’on en croit les sondages, souhaite aujourd’hui l’introduction de la proportionnelle – afin de donner une image plus juste de la réalité politique française et de ne pas exclure des pans entiers de la population, privés par le jeu des alliances de tout accès à la représentation parlementaire. Mais alors, si tel est le vœu unanime, pourquoi se limiter à des doses infinitésimales ? Pourquoi donc instiller, au lieu d’introduire ou d’instaurer ?
La récente parution du magistral essai de Pierre-Xavier Boyer, Angleterre et Amérique dans l’histoire institutionnelle française, 1789 – 1958[1. P.- X. Boyer, Angleterre et Amérique dans l’histoire institutionnelle française, 1789 – 1958, CNRS Editions, 2012.], donne sur cette question capitale un éclairage historique particulièrement utile. Dès la fin du XIXe siècle, le principal argument avancé par les partisans de la proportionnelle se fonde sur l’idée de justice : « le système d’élection fondée sur la méthode majoritaire ( …) peut conférer la majorité des sièges à une minorité de l’électorat ; la représentation proportionnelle est le seul moyen d’assurer le pouvoir à la majorité réelle du pays, une voix effective aux minorités, et la représentation exacte de tous les groupes significatifs de l’électorat », déclare ainsi l’Association réformiste belge en 1885. Du côté des adversaires de ce mode de scrutin, on distingue deux motifs principaux. Un motif inavouable, d’abord : « Puisque la proportionnelle avait pour effet attendu de favoriser l’accès des minorités à la représentation nationale, note Boyer, les grands partis s’inquiétaient naturellement de la perte de sièges correspondante. Aussi, l’opposition des radicaux à la représentation proportionnelle sera, dans les premières années du XXe siècle, des plus vives ». A quoi s’ajoute un motif rationnel, systématiquement mis en avant, l’incompatibilité de ce mode de scrutin avec le régime parlementaire, où il faut que puisse se dégager, à la Chambre, une majorité susceptible de voter les lois et de soutenir le gouvernement. C’est ce que souligne à l’époque le grand juriste Esmein : avoir une assemblée qui représente exactement le pays ? Ce serait parfaitement satisfaisant « si la fonction d’une assemblée législative était simplement d’être représentative ». Mais dans la mesure où, sous la IIIe République, les assemblées « exercent (…) un attribut de la souveraineté » – et où elles disposent en réalité de l’essentiel de cette souveraineté, élisant le Président de la République, faisant et défaisant à leur gré les cabinets ministériels, il est indispensable de pouvoir y disposer d’une majorité aussi stable que possible : une majorité que le scrutin proportionnel, en émiettant la représentation, rend très difficile à obtenir.
La proportionnelle apparaît donc radicalement inadaptée au parlementarisme absolu établi sous la IIIe République. « Ce propos, constate Pierre-Xavier Boyer, est rapidement devenu un truisme immanquablement associé à toute réflexion sur les mécanismes de représentation proportionnelle. »
Un truisme qui, chose surprenante, a résisté au temps, et survécu à la disparition de la IIIème, puis de la IVe république, et enfin, à l’instauration de la Ve : c’est-à-dire, à la mise en place de mécanismes institutionnels qui, s’ils relèvent toujours théoriquement du « régime parlementaire », n’ont évidemment plus rien à voir avec ceux des républiques précédentes. En somme, on s’en tient à des arguments qui s’avéraient parfaitement valides dans le cadre d’un système où le parlement pouvait se déclarer souverain, alors même que le contexte politique a changé du tout au tout, et qu’à la domination incontestée des chambres a succédé la primauté du Président de la République. D’où vient cette étrange persistance ? Les optimistes rappelleront peut-être que Michel Debré, l’artisan de la constitution de 1958, avait comparé la proportionnelle à une véritable « bombe atomique »[2. M. Debré, La mort de l’Etat républicain, Gallimard, 1947, p.157 et suivantes.] qui tue le pouvoir à coup sûr – oubliant au passage que cette remarque date de 1947, d’une époque où l’Assemblée était plus que jamais dominante. Les mauvaises langues, elles, évoqueront plutôt l’intérêt des grands partis qui, comme à la fin du XIXe siècle, usèrent et abusèrent de cet argument pour dissimuler des motifs moins avouables.
Quoi qu’il en soit, l’observateur impartial est obligé de reconnaître que le scrutin proportionnel, quelle que soit la « dose » introduite dans le système électoral, n’aurait plus, dans le cadre d’un « parlementarisme rationalisé » dominé par le chef de l’État, les conséquences potentiellement désastreuses qu’il pouvait entraîner sous la IIIe République. Pourquoi ? Tout simplement, parce que ce n’est plus le parlement qui agit, qui gouverne et qui décide, ce n’est plus lui qui se trouve au centre de l’Etat, mais le Président de la République élu au suffrage universel. Un Président qui échappe de ce fait aux effets supposés catastrophiques du scrutin proportionnel. Ce scrutin ne concerne que l’élection législative : autrement dit, la désignation d’une Assemblée nationale dotée, pour l’essentiel, d’un rôle de représentation, de contrôle et d’expression – un peu comme dans l’hypothèse visée par Esmein au début du XXe siècle. Or, dans le cadre institué par la constitution de 1958, ni le président, ni le gouvernement n’ont un besoin vital d’une majorité forte à l’Assemblée ; ils peuvent parfaitement se contenter, pour faire adopter les lois ou ratifier les ordonnances, de majorités changeantes, modestes, issues de coalitions ou de tractations entre les différents groupes, telles qu’on les rencontre dans tous les parlements élus à la proportionnelle. En somme, la proportionnelle ne présente de nos jours plus aucun des risques que l’on pouvait légitimement craindre à l’époque, lointaine, où les chambres concentraient entre leurs mains la totalité du pouvoir. Et non seulement ce risque a disparu, mais la fonction tribunicienne que revendique désormais le parlement pourrait être bien mieux assurée par une Assemblée élue au scrutin proportionnel, et reflétant ainsi plus exactement, dans sa composition, la diversité de l’opinion publique.
Voilà pourquoi on comprend mal cette volonté persistante de n’instiller que quelques gouttes de proportionnelle – 10 ou 15 %, dit-on-, au risque de frustrer et de décevoir ceux qui attendaient enfin, sur ce plan, une réforme juste et rationnelle.
*Photo : Julie70
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