Ce conte est l’illustration d’une théorie chère à Raymond Abellio, celle de l’interdépendance universelle.
Ce matin-là, Lydia était de méchante humeur. Mécontente d’elle-même, mécontente du monde entier. Dès son réveil, les causes s’étaient accumulées. Minuscules, certes, mais leur multiplication avait de quoi justifier sa morosité. D’abord, l’ampoule de sa lampe de chevet avait rendu l’âme. Puis c’est la bouilloire électrique qui avait refusé de fonctionner. Dans un faux mouvement, elle avait renversé et brisé le vase de cristal dans lequel elle avait disposé, la veille, avec amour, le bouquet de pervenches cueillies dans son jardin. Et elle avait failli éclater en sanglots quand son miroir lui avait rappelé, sans ménagement, qu’elle avait, sur une foucade, sacrifié la belle chevelure qui ondulait hier encore sur ses épaules. Comme si sa beauté, sa grâce naturelles dussent bénéficier en quoi que ce soit de ce geste sacrilège !
Quant à la consultation de sa messagerie, une vraie douche froide : un mail lui apprenait l’annulation du concert qu’elle devait donner la semaine suivante à La Salamandre. Pour couronner le tout, les vocalises auxquelles elle s’astreignait quotidiennement avaient tourné court. Un enrouement aussi tenace que subit. Le ciel lui-même, un ciel d’avril, incertain, parcouru de nuages, avec des alternances d’éclaircies, participait de l’accablement général.
Oberon paraissait lui aussi sensible à cette atmosphère délétère. Au point de fuir dans une autre pièce dès que sa maîtresse apparaissait. Il entretenait pourtant avec elle des relations quasiment fusionnelles depuis qu’elle l’avait recueilli et nourri, encore chaton, jusqu’à sa métamorphose en un superbe matou. Sans race bien définie, certes, mais affectueux et fidèle. Lydia l’avait pourtant, ce matin, privé de sa caresse matutinale. Voilà qui en disait long sur son état de trouble, et ce n’était pas un bon présage. Pourtant, lorsqu’il la vit enfiler son anorak et chausser ses sandales de marche, il se posta sur le pas de la porte, prêt à lui emboîter le pas, comme à l’accoutumée.
Il n’y avait pas long de la maison à la destination choisie par la promeneuse. À peine une demi-lieue, sur un chemin de terre serpentant à travers les prés constellés de pâquerettes, et qui allait en s’étrécissant. Au bout, des arbres, chênes, hêtres, bouleaux. Non une forêt, tout juste un petit bois. Un coin de nature demeuré sauvage, où une source alimentait un filet d’eau. Un endroit épargné par la frénésie humaine prompte à s’arroger le moindre lopin. C’est ce caractère indompté qui avait séduit la jeune femme. Inutile d’être grand clerc en psychologie pour en saisir la raison.
Oberon suivait, mais à distance respectueuse. Comme pour éviter de troubler les pensées de sa mère nourricière. Aussi s’arrêta-t-il à l’orée du bosquet dès qu’il la vit pénétrer sous les frondaisons encore dénudées, mais où pointaient déjà, çà et là, prémisses d’un printemps désiré, de minuscules bourgeons. Lydia s‘assit sur le gazon. Les touffes de renoncules, de jonquilles, de crocus sauvages à peine éclos offraient au regard des taches colorées. Elles étaient disposées au hasard, sans doute. Toutefois, elles semblaient respecter un agencement mystérieux concourant à l’harmonie du lieu. Le moindre déplacement, la moindre rupture dans la succession des teintes eussent suffi à rompre ce miraculeux équilibre.
Soudain, Lydia se mit à pleurer. Comme si un trop-plein d’amertume la submergeait. Comme s’il s’agissait d’expulser tout le marasme qu’elle sentait bouillonner au tréfonds d’elle-même, sans parvenir à le dominer, et dont elle se rendait confusément responsable. Les oiseaux s’étaient tus, soucieux sans doute de respecter une douleur aussi manifeste.
Lorsqu’elle leva enfin les yeux, elle vit, en face d’elle, un grand chêne qu’elle avait souvent remarqué au cours de ses promenades. Et le chêne lui sourit. Du moins ressentit-elle, émanant de lui, une telle bienveillance qu’un élan irrépressible la poussa et qu’elle se blottit contre son tronc pour l’enlacer de ses deux bras. Presque instantanément, elle sentit une sorte d’engourdissement de sa conscience tandis qu’une grande paix descendait en elle.
« Il ne sert à rien, murmurait l’arbre à son oreille, de se rebeller contre l’ordre du monde. De prétendre infléchir les événements. Le hasard n’existe pas. Tout est prévu, l’enchaînement des causes et des effets obéit à un plan que tu ne saurais discerner, mais dont la réalité sous-tend la marche de l’univers. La seule sagesse consiste non à s’insurger, ou à se lamenter, mais à accepter cette harmonie supérieure. Mieux encore, à y participer consciemment. A se couler dans le fleuve du temps. A se fondre dans un monde à la cohérence duquel participe le moindre atome qui nous constitue, toi, moi et toutes les créatures. Sois sereine. Prépare-toi, comme je le fais, à l’avènement du printemps. Tout ce qui arrive a un sens. Apprends à discerner, sous les apparences, les aspects positifs de toute chose. C’est la clef du bonheur. »
Comme si elle émergeait d’un long sommeil, la jeune femme prit brusquement conscience qu’elle n’avait pas cessé d’étreindre le grand chêne et que sa position pouvait faire naître, chez un éventuel promeneur, un soupçon de dendrophilie d’un genre insolite. Se retournant, elle s’aperçut qu’Oberon l’avait rejointe. Assis dans l’herbe, à ses pieds, il attendait avant de prendre à son tour la parole. Son œil était plein de malice. « Ce chêne a raison, dit-il. J’espère que tu comprends maintenant : tout prend son sens dans un ordre plus vaste. Ainsi, chaque fois que je chasse un oiseau pour déposer à tes pieds sa dépouille encore palpitante, tu devrais me remercier au lieu de me gronder. Car sache-le : c’est une offrande que je te fais, ô maîtresse adorée. »
Lydia se baissa, prit le chat qui se blottit contre elle. Sa fourrure était douce et chaude.