Dans le macabre répertoire des tragédies du football, celle de Port-Saïd rivalise en horreur avec celle du Heysel. Le 1er février, au coup de sifflet final du match entre Al-Masry, club de la ville, et Al-Ahly, équipe du Caire, une vague d’énergumènes provenant de la tribune des supporters locaux déferle sur la tribune adverse. Les violences se soldent par la mort d’au moins 74 personnes : certaines sont écrasées ou asphyxiées entre la pelouse et les gradins, englouties dans un mouvement de foule, mais d’autres sont victimes d’actes barbares bien plus brutaux que les usuelles castagnes entre hooligans. Des supporters sont projetés par-dessus les tribunes. Un jeune homme racontera à la télévision que son ami a eu le corps transpercé par une broche.[access capability= »lire_inedits »]
Alors que le procès de la catastrophe vient de s’ouvrir, on peine à imaginer un tel déchaînement dans une ville aussi tranquille. Un charme envoûtant émane de Port-Saïd. Les balcons en bois, empilés sur plusieurs étages et semblables à ceux de La Nouvelle-Orléans, témoignent du cosmopolitisme passé de la ville, lorsqu’elle était peuplée d’étrangers qui contribuaient à l’activité du canal de Suez et qui ont émigré après la nationalisation de celui-ci et la guerre de 1956 contre Israël. Le patrimoine architectural a été laissé à l’abandon. Aujourd’hui, le centre-ville foisonne de beaux immeubles décatis, donnant au visiteur l’impression qu’il se promène dans un cimetière du colonialisme.
Loin de cette atmosphère ensorcelée, séparé de la plage par un mur de résidences de vacances, le stade est une vilaine arène de béton, dont l’entrée est occupée par une curieuse installation, constituée par un canapé sur lequel une marionnette à l’effigie de Hosni Moubarak gît à côté de mannequins identifiés par des photos de joueurs et de dirigeants d’Al-Ahly, de journalistes, de militaires et d’hommes politiques, le tout agrémenté de légendes insultantes voire obscènes. L’auteur de cette « œuvre » qui prétend mettre en scène les ennemis de la ville s’appelle Mohamed Moatz, brocanteur moustachu de 34 ans et artiste à ses heures perdues. Mais les passants qui profitent de la présence d’un journaliste étranger pour claironner leur ressentiment ressemblent assez peu à de distingués amateurs d’art contemporain.
Leur hargne se concentre sur un trio de présentateurs d’une chaîne sportive qui, selon la foule, « insultent continuellement Port-Saïd ». Cette inimitié ravive la mémoire sensible d’une ville qui redoute d’être marginalisée. « En 1956, ils nous ont accusés de ne pas avoir combattu les Israéliens, allant jusqu’à dire que nous devrions jouer dans leur championnat », s’indigne Mohamed. À ces vieux griefs s’ajoute désormais la conviction que les médias ont donné des événements du 1er février un récit partiel et partial passant sous silence les souffrances et la mobilisation des habitants de la cité. « Les médias n’ont parlé que des 74 supporters cairotes tués, sans un mot pour les victimes port-saïdiennes », déplore Ahmed, un ingénieur de 30 ans. Un père de famille intervient dans la discussion: « Vous savez, nous avons offert notre sang, à tel point que les banques de dons étaient pleines. Des habitants ont accueilli des supporters cairotes. Mais tout cela, aucun reportage ne l’a montré.»
À vrai dire, leurs propos ne reflètent pas vraiment la solidarité avec les Cairotes agressés dont ils se targuent : la tragédie semble avoir excité plutôt qu’adouci leur rancœur envers le club cairote et ses supporters qui seraient, selon eux, les fers de lance de la cabale contre la ville. « Toutes les chaînes égyptiennes sont contrôlées par Al-Ahly », s’énerve Mohamed. Difficile de faire la part des choses entre l’animosité pure et le sentiment d’injustice. Un homme brandit la fatwa d’un imam pour refuser aux victimes cairotes le statut spirituel de « martyr ».
Port-Saïdiens et Cairotes partagent pourtant la même certitude − bruyamment affirmée, dans les jours qui ont suivi le massacre, lors de manifestations place Al-Tahrir. Beaucoup sont en effet convaincus que l’attaque a été menée par des nervis entraînés à cet effet. On commente en boucle des éléments supposément troublants, comme ce témoignage d’un des gardiens du stade qui affirme que la police a laissé pénétrer dans le stade des jeunes arborant les couleurs d’Al-Masry qu’il n’avait jamais vus et qui étaient, selon lui, munis de faux billets. Les larmes aux yeux, une habitante du quartier soutient cette thèse : « Je voyais tout de mon balcon : la police a commencé à arrêter des jeunes avant le début des violences. Elle savait ce qui allait arriver ! »
Les tenants de la théorie du complot expliquent que l’opération avait un double objectif. Tout d’abord, elle aurait permis à la police de punir les supporters d’Al-Ahly, connus pour leur extrémisme. Un adolescent au look branché rappelle qu’ils ont été à la pointe des combats de rue pendant la révolution de la place Al-Tahrir. Ce sont ces ultras qui, en septembre, ont participé à de violents affrontements avec les forces de l’ordre, lors d’un match entre Assouan et le club cairote. Mais au-delà de la vieille et féroce rivalité entre clubs, beaucoup pensent que la tragédie du 1er février reflète les fractures qui minent l’Égypte post-révolutionnaire. À en croire Ahmed, les anciens du système Moubarak espèrent semer le chaos et la mésentente au sein de la société.
Directeur de l’Alliance française, dernier bastion du cosmopolitisme d’antan, Pierre ne trouve pas l’hypothèse totalement incongrue : « Il est certain que Port-Saïd constituerait un terrain idéal pour mener des actions de déstabilisation. Ici, personne ne bouge. » De fait, la ville est largement restée à l’écart de l’ébullition contestataire, tandis que les manifestations de soutien au régime y étaient bien plus importantes qu’ailleurs. Ce légalisme tient sans doute à la tradition marchande liée au canal − qui vaut à la cité son statut de zone franche. C’est le point de vue de Ziad, 27 ans, employé dans une organisation internationale : « Les Port-Saïdiens sont des commerçants qui craignent le chaos plus que tout. »
Bref, ici, on aime l’ordre. Autant dire que, depuis le 1er février, ce penchant est sérieusement contrarié. La décision de la Ligue égyptienne de football d’exclure le club de la ville du championnat pendant deux ans a exacerbé le sentiment d’injustice des habitants et attisé la rage des hooligans locaux. Ceux-ci ont répliqué par une manifestation qui a, encore une fois, dégénéré en affrontements avec l’armée au cours desquels un adolescent a été tué et 68 personnes blessées.
Dans ces conditions, on peut difficilement réduire les violences du 1er février à un drame isolé. L’atmosphère plombée qui règne à Port-Saïd est au contraire une métaphore du désenchantement qui a saisi le pays : alors que la légalité des élections parlementaires est contestée, que la rédaction de la Constitution est dans l’impasse, que les militaires semblent rechigner à tenir leur engagement de céder le pouvoir et que la conjoncture économique est exécrable, on est loin de l’illusion lyrique du « Printemps égyptien ».
Dans ce contexte morose, le procès de la catastrophe, qui s’est ouvert le 17 avril, a peu de chances d’apaiser les tensions. Les ultras d’Al-Ahly campent devant la Cour pour demander justice, les responsables de la sécurité mis en cause pointent les sbires de Moubarak et les preuves supposées étayer les accusations contre les jeunes de Port-Saïd apparaissent bien minces. Quant aux habitants de la ville, ils se sentent désespérément impuissants. Ici, pour Cham El-Nessim, la fête du Printemps, la tradition veut qu’on brûle l’effigie des colons britanniques. Cette année, à Port-Saïd, l’ennemi avait le visage d’un supporter cairote.[/access]
*Photo : Aschevogel
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