Le monde n’a pas attendu 1848 et la publication du Manifeste du Parti communiste pour apprendre, avec effroi, qu’il existait des prolétaires. Les Romains avaient les leurs. Et, au Ier siècle avant notre ère, le mot était déjà une insulte. « Eh, va donc, prolétaire ! » Ils n’étaient pas esclaves, mais hommes libres, la lie de la plèbe. Citoyens de la sixième classe, ils ne possédaient rien. Rien n’est pas tout à fait exact. Ils possédaient une chose. Deux plutôt, qui pendouillaient entre leurs jambes et prouvaient que les prolétaires de tous pays sont faits pour s’unir – proles, race, lignée, enfants. Un prolétaire, ça procrée.
« Proletarii illi, qui eo quod proli gignendae vacabant », écrit Augustin au Livre III de La Cité de Dieu : les prolétaires sont ceux qui ne font que mettre des enfants au monde. Bon père, Augustin ajoute que Rome veille scrupuleusement à les garder à l’intérieur des Murs sans jamais leur permettre de partir à la guerre. Pour l’Urbs, ils doivent accomplir une tâche plus utile qu’aller garnir de cadavres les champs de bataille : peupler Rome et se multiplier.[access capability= »lire_inedits »]
Rome découvre, avec son prolétariat bon qu’à proliférer, que la première richesse des nations, c’est la ressource humaine. Le prolétaire, c’est l’espèce qui joue les prolongations, la démographie qui fait loi.
Le génie de Marx est d’avoir cessé d’écrire des poèmes enamourés à Jenny von Westphalen pour bricoler le physique du prolétaire. Ce dernier avait un sexe, il savait s’en servir. Le bon docteur Marx lui greffe deux bras en attendant qu’un jour lui pousse une tête – alouette. Ce que le prolétaire était au radada dans la Rome antique, il le devient dans l’économie capitaliste. La force de reproduction se mue en force de production. La violence qui, chez Marx, se déchaîne dans l’Histoire, c’est d’abord celle-là – du moins si l’on admet que Marx n’est pas né marxiste et qu’on se rappelle qu’il a consacré ses premières années de recherches philosophiques à la question religieuse.
C’est dans la lecture d’Augustin et de l’histoire romaine, davantage que chez James Mill (auteur des Principes d’économie politique et père du petit John Stuart) ou Proudhon, que Marx puise ses premières intuitions. Évidemment, la « césure épistémologique » qu’Althusser a repérée en 1961 dans son œuvre existe bel et bien : le jeune hégélien a cédé le pas au matérialiste scientifique. Mais l’un ne tue pas l’autre et la césure n’efface pas totalement la généalogie des concepts ni leur continuité.
On peut donc avancer l’hypothèse que Marx, dans ses jeunes années berlinoises, récupère un prolétariat historique à Rome, avant de le rencontrer plus tard dans la rue, à Paris puis à Londres.
À Rome, le prolétariat est livré clés en main sous forme de classe. Si sa position sociale fait de lui une quantité négligeable, il trouve sa valeur sur un autre plan : la continuation de l’espèce. D’une certaine manière, le prolétariat antique, c’est la nature qui rappelle son bon souvenir à la culture. Là violence du capitalisme industriel consiste à substituer la production à la reproduction, le travail à la procréation, l’accumulation de richesses à la perpétuation de l’espèce, le capital à la nature. C’est la vie elle-même que la modernité capitaliste a remplacée par le travail. Dès lors, la question du prolétariat chez Marx n’est pas un simple sujet politique : c’est un problème anthropologique et, pour suivre Philippe Lacoue-Labarthe, un enjeu métaphysique. Marx métaphysicien ? Oui. Relisons Le Capital pour voir apparaître distinctement la thèse métaphysique suivante : l’être est travaillé. Rien n’existe dans le monde, pas même l’homme, qui ne soit déterminé par les conditions de production.
La condition du prolétaire, c’est d’abord un arrachement. On retrouve le thème dans Le Travailleur d’Ernst Jünger (1932), mais également chez Simone Weil, dans La Condition ouvrière (1937) et dans L’Enracinement (1943). Ne tirant son existence de nulle autre chose que de son travail, le prolétaire n’est l’homme d’aucun attachement. Il est coupé de ses racines, de la nature, de la famille, de la nation, de la religion. Bref, les appartenances traditionnelles ne tiennent plus quand les conditions techniques, c’est-à-dire matérielles, de production l’ont emporté sur les anciennes allégeances.
Reste un petit problème : nous sommes tous des prolétaires. À l’exception de Mme Bettencourt et de quelques-uns de ses bienheureux amis, nous appartenons tous au salariat, c’est-à-dire au prolétariat. Et quand nous n’en sommes pas, nous en dépendons intégralement : le médecin généraliste qui prétend exercer une profession libérale n’est-il rien d’autre, finalement, qu’un salarié de la Sécurité sociale ? L’avocat, le commerçant, l’artisan tiendraient-ils longtemps si leur clientèle ne percevait plus de salaires ?
Seulement, le prolétariat auquel toute la société appartient désormais ne semble plus être déterminé par sa force de travail, mais par sa capacité de consommation. Ce n’est pas par hasard, ni pour répondre à une question sociale bien réelle, que le thème du pouvoir d’achat a dominé les débats de l’élection présidentielle de 2007. « Je consomme, donc je suis », voilà l’anthropologie nouvelle qui succède à la proposition marxiste originelle du : « Je loue ma force de travail, donc j’ai une existence sociale ».
Le prolétariat est sorti des manufactures, dans lesquelles Marx le cantonnait, pour envahir la société tout entière et s’acheter une essence dans les supermarchés – pendant qu’il y est, il fait ses courses et passe, en sortant, à la pompe. Où est passé le prolétaire ? S’il est partout, alors il n’est nulle part.
La prochaine élection présidentielle sera-t-elle une « course au prolo » ? Peut-être bien que oui. Mais, vu qu’il n’existe pas, ce ne sera qu’une tentative masquée de réhabiliter les anciennes allégeances (la famille, la nation, les valeurs collectives, etc.) face à un monde si aliéné par la consommation qu’il se consume lui-même. Ce n’est pas la révolution qui est devant nous, mais la réaction prolétarienne.[/access]
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