Au nom de morales diverses, la mise sous surveillance de l’humour unit des groupes aussi différents que les néoféministes et les musulmans radicaux. Ils détestent autant le rire que le doute et la liberté de penser. Hier encore, le journal Le Monde adressait des excuses à ses lecteurs après la publication d’une caricature sur l’inceste accusée de « transphobie » par la meute progressiste. L’esprit de sérieux, une incontrôlable pandémie bête et méchante ?
Quel est le point commun entre progressistes et salafistes ? Ils partagent la même aversion pour l’humour et le second degré, et la même disposition naturelle pour un assommant esprit de sérieux. À l’intérêt bien connu des djihadistes pour Charlie Hebdo répond en miroir celui, par exemple, de l’Association des journalistes lesbiennes, gay, bi.e.s, trans et intersexes (AJL). Ces apprentis gestapistes ont soigneusement écouté « Les grosses têtes » pendant un mois (les pauvres !) pour y relever, au Bic quatre couleurs, plus de 300 propos sexistes, racistes, homophobes, grossophobes et tutti quanti. Ce n’est en réalité ni la première ni malheureusement la dernière fois que convergent les obsessions des muftis et des « woke » – la frange la plus « éveillée » des belles âmes.
La majorité de Français qui ne se reconnaît dans aucune des minorités revendicatrices (ou l’une de leurs subtiles subdivisions) subit le harcèlement médiatique et judiciaire de communautés unies soit par une religion, une race ou encore des mœurs. Toutes ont le même ennemi, ce groupe majoritaire aux contours flous et parfois périphériques, inlassablement sommé de lâcher du terrain, au propre comme au figuré. Qu’elle soit meurtrière avec les attentats, larvée dans les tribunaux ou épistolaire sur les réseaux sociaux, il s’agit bien d’une guerre visant à détruire un mode de vie jadis au diapason du mâle blanc hétéro et judéo-chrétien. Face à cette union de facto des tyrannies minoritaires, nous alternons entre lucidité impuissante et apathie (version Jean-Michel). L’attitude des Français incrédules fait songer à l’atmosphère de juin 1940 croquée ainsi par Michel Audiard : « Cette guerre, on voulait bien la gagner, à la rigueur la perdre, ce qu’on ne voulait pas, c’était la faire. » Il est vrai que le dialoguiste virait facilement persifleur, un genre de beauté qui a le don de hérisser autant les salafistes que les antispécistes.
On ne pourra donc pas accuser les ultraprogressistes et les islamistes de rire des mêmes blagues. Et pour cause, ils ne rient pas du tout. Porteurs des stigmates d’injustices commises par la majorité des Français (ou leurs ancêtres), ils ne supportent plus qu’on puisse y ajouter les blessures d’un trait d’esprit. Ce qu’ont à nous dire les minorités religieuses ou sociétales leur paraît plus important que nos vies – d’où la dangerosité de leurs radicaux. On peut désormais compléter la fameuse phrase de Desproges et affirmer qu’on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui… surtout si l’espiègle d’en face souhaite que s’abatte sur vous une fatwa divine ou inspirée par la « cancel culture ». Qui voudrait rire à gorge déployée avec un fou de Dieu ou frire dans l’enfer des réseaux sociaux façon « wok.e.s » ?
La noblesse impérieuse de la cause justifie aux yeux de lobbys enragés le monolithique esprit de sérieux qui les anime tous (même si, objectivement, l’imam Khomeini paraissait plus déconneur que Greta Thunberg). Cet esprit de sérieux, selon la définition de Sartre, prend sa source dans des valeurs supérieures qui préexisteraient à l’homme. Celles par exemple d’un livre saint ou d’une religion révélée plus tardivement – le climat ou les droits de l’homme. Qu’elle concerne la supériorité d’un Dieu ou celle de la culpabilité écologique du mâle blanc, la foi, c’est la mauvaise foi. Encore qu’il y ait bien plus de parties de franches rigolades dans la Bible que dans un rapport du GIEC. Pour Hannah Arendt, visionnaire multirécidiviste, « l’esprit de sérieux est la négation par excellence de la liberté ». Une liberté à laquelle salafistes ou progressistes exigent des humoristes qu’ils renoncent séance tenante (ou continuent de l’exercer à leurs risques et périls). La liste est longue des artistes qui ont eu maille à partir avec l’une ou l’autre de ces associations vivant de subsides publics : Gad Elmaleh, Michel Leeb, Jérémy Ferrari, Pierre Péchin, Patrick Timsit, Jean-Marie Bigard, Blanche Gardin, etc. On y inclura Dieudonné le jour où la grossophobie aura fait autant de victimes que l’Holocauste. Il n’y a pas si longtemps, dans les années 1960, les chansonniers n’avaient d’ennui qu’avec le pouvoir gaullien – mais le pouvoir a depuis changé de camp. On prend moins de risque aujourd’hui à attaquer Emmanuel Macron qu’Assa Traoré.
De l’esprit de sérieux dans lequel communient tous les fanatismes ambiants découle une hypersusceptibilité. À cause d’elle, toute blague potache devient susceptible de dégénérer a minima en harcèlement numérique. Au demeurant, les quartiers sont sensibles, qu’on se le tienne pour dit. Cet épiderme délicat trouve aisément sa justification dans le ressentiment partagé par tous les contempteurs de la France d’avant. On ne peut nier que le populisme abrite, lui aussi, en son sein quelques malintentionnés au cœur plein d’amertume, mais sa totale illégitimité crève l’écran (et les pages du Monde). Le caractère odieux des revendications populistes peut, il va de soi, être remis en cause dans les mêmes conditions que la légitimité des ressentiments minoritaires : j-a-m-a-i-s. Que ce soit en raison de son lourd héritage historique ou de ses normes sociétales oppressives, le mâle blanc mérite tous les courroux – et le moins qu’il puisse faire, c’est bien ne pas la ramener avec sa soi-disant liberté de faire des pseudo-blagues. La vanne n’est pas une option, c’est un délit.
Ce cocktail de convictions viscérales, de mauvaise foi, de susceptibilité et de ressentiment demeure toutefois chimiquement instable. De temps en temps, il implose et nous fait rire malgré lui. Si le rien-à-voirisme pro-islam nous arrache parfois un sourire, il faut reconnaître que sur le terrain de la punchline, les progressistes se révèlent imbattables. Le trentenaire barbu qui affirma à Daniel Schneidermann ne pas être un homme fut magnifique. Pas plus cependant que Caroline De Haas suggérant d’élargir les trottoirs pour mettre fin au harcèlement des femmes par des migrants. Néanmoins, la charmante militante animaliste, dont j’aurais bien été le toutou vingt minutes (oui, répugnante allusion sexiste)… enfin bref, aussi jolie qu’inquiétante sur le plateau de BFM, cette sectatrice a assimilé le traitement des animaux de boucherie à la déportation. Ma chouchoute remporte donc provisoirement la palme de l’ignominie décérébrée, trophée pourtant âprement disputé. « Le drame de l’époque, c’est que la bêtise s’est mise à penser », disait Cocteau ; il semble même, ses sources d’inspiration se multipliant, qu’elle ne fasse désormais plus que cela – avec le probable renfort d’une équipe de nuit. Mais la chimie, comme on le sait sur les campus américains, n’est qu’une science de blancs alors que la vérité est Noire. (NB : Je respecte ici la typographie récemment adoptée par le New York Times et qui n’a évidemment rien de raciste, puisque animée par l’antiracisme le plus pur.) Je n’en ris toutefois toujours que d’un côté de la bouche.
Elisabeth Lévy ce matin au sujet de la polémique du dessin de Xavier Gorce
Parallèlement, le principe d’un rapport anal fréquent avec des insectes ailés noirs (sans majuscule) semble durablement établi au sein des avant-gardes révolutionnaires qui sont à la pointe des diverses croisades progressistes. À cet égard, l’écriture inclusive, en point médian ou en alphabet épicène, permet d’écrire une langue dont on ne peut lire les textes à voix haute – à la façon du couteau sans manche auquel on a retiré la lame. Tout en ravageant le fondement de l’insecte précédemment évoqué, ce dandysme neuneu vire au totalitarisme en voulant s’imposer à tous. Dans ce registre, j’ai également tenté d’échanger avec un responsable écolo estampillé EELV sur les ambiguïtés de son mouvement à l’égard de la cause indigéniste. Vif émoi de mon interlocuteur qui s’alarme aussitôt de l’emploi du terme indigéniste, marqué selon lui, du sceau infamant de la fachosphère (en fond sonore, la musique de L’Exorciste). Un peu surpris, je m’inquiète alors du vocable adéquat pour désigner des gens qui se réclament eux-mêmes du « Parti des indigènes de la République ». Au bout de quelques échanges, dont le but évident relevait de l’extase du diptère, j’ai compris que ce militant n’entendait dissiper aucune quelconque ambiguïté sur le sujet indigéniste. En revanche, il souhaitait ardemment interdire qu’on aborde un thème innommable au sens propre et à dessein. En clair, me fermer la gueule (et en cela, cohérent avec l’écriture inclusive). Une absence d’à-propos m’empêcha d’échafauder un compromis : substituer à indigène le lexème « schtroumpf » – on interrogerait ainsi à l’avenir Julien Bayou sur ses rapports avec le « Parti des Schtroumpfs de la République ». Une modalité apaisante, de nature à œuvrer pour le vivre-ensemble et extensible, pour un quotidien de référence, à tous les sujets qui fâchent – à la une : « On déplore encore une attaque d’un schtroumpf radicalisé. » De quoi rajeunir le lectorat qui plus est.
On aimerait les surprendre parfois à douter, mais c’est un sentiment que les militants des minorités tyranniques ne tolèrent pas plus que la poilade. Car rire, rire de soi, rire ensemble, précisément, c’est douter ; c’est envisager le compromis qui n’est pour eux que compromission alors que c’est l’essence de la démocratie. D’où leur aversion totalitaire pour la raillerie, l’ironie, la moquerie, l’espièglerie, la gouaille Charlie et tout le bataclan…