Georges Bernier alias le Professeur Choron (1929-2005) ressuscite dans ses Mémoires de guerre et d’humour (Nouvelles éditions Wombat). Dans cette épopée libertaire, l’ancien d’Indochine, fondateur de Hara-Kiri et Charlie Hebdo, y apparaît fidèle à lui-même : truculent, grossier, scato mais aussi diablement humain.
Il est des morts qu’on aimerait ressusciter pour se payer une bonne tranche de rire. Soudain, un spectre surgit de l’enfer, boule à zéro, la moustache tachée par un verre à demi-plein et le porte-cigarettes au bout du bras, glissant d’une voix chevrotante : « J’aime tremper ma bite dans le champagne au comptoir des bars chics. » Miracle, le Professeur Choron (1929-2005) est de retour ! Grâce aux Nouvelles éditions Wombat, le fondateur de Hara-Kiri et Charlie Hebdo reprend du service dans ses Mémoires de guerre et d’humour (coécrites avec Jean-Marie Gourio), publiées une première fois en 1993. Et les méninges de se joindre aux zygomatiques puisque la même maison réédite l’étrange essai de Pacôme Thiellement sur Hara-Kiri, Tous les chevaliers sauvages, panégyrique de Choron, Reiser, Wolinski et Gébé qui intellectualise (trop) leur humour bête et méchant.
Lorsque, la soixantaine venue, Choron dicte l’histoire de sa vie à son complice Gourio, il se fait parfois mélancolique : « On pourrait pratiquement, au lieu de compter son âge en années, le compter en nombre de morts », lâche-t-il dès les premières pages. Georges Bernier alias le Professeur Choron compte ses deuils comme d’autres les moutons pour s’endormir. Il y a eu ce père tuberculeux, l’ami génial Reiser (dont le décès inspira ce chef-d’œuvre d’humour noir : « Reiser va mieux. Il est allé au cimetière à pied. »), Coluche, sa femme Odile, suicidée aux barbituriques (« un moule à gosses » aux neuf fausses couches qui donna naissance à leur fille comédienne Michèle Bernier), puis le Prof lui-même, emporté par un cancer, là où il avait joyeusement péché.
Rien ne prédestinait ce scato impénitent à mener la grande vie. Né d’un père cheminot et d’une mère garde-barrière dans un trou perdu de l’Argonne, le petit Georges prend très tôt la tangente de cette terre de bûcherons. Par pur esprit de contradiction, il devient enfant de chœur en plein Front populaire, au contact d’un curé qui déteste les pauvres. Loin de l’image d’Épinal d’une campagne gentiment bucolique, Choron se souvient de son maudit patelin avec « des pauvres partout » et un sordide digne de Jérôme Bosch. « Il n’y avait pas la pilule, alors les gosses naissaient, naissaient tous les ans. Les gosses étaient sales, pleins de poux, pleins de puces. Ils se faisaient tabasser » par leurs parents ivres morts. Puis, la drôle de guerre arrive, les Allemands occupent le village, le bizuth Bernier chante tous les matins Maréchal, nous voilà ! à l’école avant de décrocher le certif. La Libération venue, l’adolescent observe les méfaits de l’épuration menée contre des femmes sans défense, si peu nazies qu’elles passent volontiers des bras teutons aux alcôves yankees.
Le petit Bernier alterne mille petits boulots avec quelques rapines aux quatre coins de l’Hexagone. Encore mineur, l’engagé volontaire embarque à fond de cale sur un rafiot de quatre mille hommes vers l’Indochine. Pendant cette guerre inutile, rats, moustiques et soldats cannibales forment l’arrière-plan exotique de son premier grand amour, une indigène à laquelle il dit adieu une fois démobilisé… en lui assénant un coup de poing. S’évadant de son sanatorium malgré ses deux poumons atteints, Trompe-la-mort vend des journaux à la criée et ne tarde pas à devenir Choron, du nom de la rue où siégera Hara-Kiri, qu’il crée en 1960 avec Cavanna, Reiser, Wolinski et Topor. Carburant au verre de blanc, les vendeurs à la criée permettent l’ascension du titre qui tire à 240 000 exemplaires en 1966. Comme le rappelle Thiellement, Choron l’amoureux de la bouteille et de la bringue ne tolère aucun retard chez ses colporteurs qu’il contraint à une rigueur irréprochable sous peine de saccage immédiat. En ces temps antédiluviens, tante Yvonne secondait la commission de censure à l’Élysée, jusqu’à obtenir l’interdiction pour pornographie d’un journal qui s’arrachait en kiosque. Entre deux saisies en kiosque, notamment dues au fameux « Bal tragique à Colombey : un mort ! » à l’annonce de la mort du Général, la rédaction conclut ses conférences par la question rituelle : « On mange ou on baise ? » Malgré sa fâcheuse tendance à la digression qui le mène du code samouraï à la gnose chrétienne, Pacôme Thiellement ne s’y trompe pas : « Chaque numéro d’Hara-Kiri est un macchabée déterré et envoyé danser sur les peurs de la société française des années 1960 et 1970 », entre les fausses pubs jouant sur les codes nazis, la violence du trait de Reiser, la paillardise de Wolinski et les romans-photos de Choron. Le Prof raconte quelques épisodes d’anthologie, comme la fois où, aviné et traîné à un festival de babas (pas toujours) cools, il invective le public au risque du lynchage. Souvent, leur collègue gauchiste Siné reproche aux antipolitiques radicaux Reiser et Choron de trop taper sur les pauvres.
À l’ère de la crise de la presse, les journalistes qui n’ont pas connu 68 liront avec délectation le récit de la quête d’argent permanente d’Hara-kiri et de son petit frère Charlie Hebdo. Tirant perpétuellement le diable par la queue, le chef d’entreprise Choron avait l’art de balader ses créanciers dans son cabinet à whisky. Cet homme de petite vertu ne reculait devant aucun expédient, même le plus inavouable, pour remplir la trésorerie, n’hésitant pas à envoyer des filles sur le trottoir, à frayer avec le milieu, voire à donner de sa personne auprès d’une vieille millionnaire érotomane.
Un jour, le drame arrive. Les ventes ne cessant de chuter, Hara-Kiri met la clé sous la porte début 1982. En guise d’enterrement, Michel Polac invite l’équipe dans son émission « Droit de réponse », sur TF1. Écarté du studio, Choron traite d’ânes les lycéens spectateurs qui n’achètent et ne lisent plus la presse pendant que Siné frôle la bagarre avec un journaliste de Minute. Devant cette fin d’un monde symbolisée par la présence de Bernard Tapie sur le plateau, triste est l’âme du Prof. « L’esprit Hara-Kiri a disparu d’emblée de la planète Terre ce soir-là, suivant alors de quelques années la disparition de la France d’après-guerre, équilibrée par la polarité entre gauche communiste et droite gaullienne, et trouée en son centre par l’esprit Hara-Kiri », synthétise Thiellement. Rideau.
Professeur Choron (avec Jean-Marie Gourio), Mémoires de guerre et d’humour (1993), Nouvelles éditions Wombat, 2018.
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Pacôme Thiellement, Tous les chevaliers sauvages (2012), Nouvelles éditions Wombat, 2018.
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