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Ils ont pissé dans le Styx


Ils ont pissé dans le Styx

La profanation de la nécropole militaire Notre-Dame-de-Lorette aura donné ces jours-ci un écho plus large que prévu à la parution du rapport de la mission parlementaire sur la lutte contre les violations de sépultures conduite par André Flajolet et Jean-Frédéric Poisson[1. C’est drôle, dès qu’un problème se pose, on découvre qu’une commission parlementaire est en train de se pencher dessus… Qui s’occupe de mon découvert bancaire ?]. Les deux députés nous apprennent qu’ »il y a environ un acte de violation de sépulture à peu près tous les trois jours en France ». Sur cent profanations annuelles ces cinq dernières années, dix sont à caractère islamophobe et antisémite, dix autres sont le fruit du fan club de Marilyn Manson, métallo la semaine et révérend de l’Eglise satanique de San Francisco le dimanche. Quant aux quatre-vingts autres, elles sont l’œuvre de profanateurs aussi barges qu’alcoolisés. Le pack de Kro aura donc plus fait pour la propagation des violations de sépultures ces dernières années que la haine de Moïse, de Mahomet et de Jésus réunis.

Tout indique, pour l’heure, que la profanation de la nécropole de Notre-Dame-de-Lorette est un acte d’islamophobie teinté d’un soupçon d’antisémitisme – tout le monde est servi. C’est un problème, mais au fond ce n’est pas le problème. Dès lors que 80 % des profanations sont commises au petit bonheur la chance par des crétins pas trop regardants sur la confession des morts dont ils saccagent la stèle ou attentent au cadavre, c’est la profanation en tant que telle qui devrait nous inquiéter.

Or, sans souffrir aucune exception, les journaux ont concentré leurs titres et leurs analyses ces derniers jours sur le caractère « musulman et juif » des tombes, tandis que le président de la République se fendait d’un communiqué dénonçant « le racisme le plus inadmissible qui soit ».

Certes, c’est devenu un réflexe de ressortir de sa pochette surprise idéologique son bréviaire d’antiraciste militant pour expliquer les choses : racisme anti-musulman, anti-juif, anti-chrétien. C’est au choix. Ah ! Le mort n’avait pas de signes confessionnels sur sa tombe ? Qu’à cela ne tienne, j’ai dans ma panoplie un petit racisme anti-laïque qui n’a pas trop servi ces temps-ci. Je vous l’emballe ou c’est pour consommer tout de suite ?

Ici, le mot « racisme » sert d’emballage médiatique à des actes dont les ressorts sont d’une nature beaucoup plus complexe et, semble-t-il, inquiétante.

Expliquer une profanation par le racisme, c’est passer à côté de la réalité. Si jamais l’on s’en tenait d’ailleurs aux motivations des profanateurs pour expliquer le phénomène dans sa globalité, les statistiques de la gendarmerie nous obligeraient à en déduire que la France souffre plus d’un problème de gamins[2. 80 % des interpellés sur ce genre d’affaires ont moins de 18 ans.] un peu bourrés qui vont s’encanailler au Père Lachaise que de satanisme, d’islamophobie ou d’antisémitisme. Certes, c’est moins vendeur. Mais, en vérité, on ne peut jamais rendre compte d’un crime uniquement par son mobile. Prenez, par exemple, un crime passionnel : si vous vous en tenez aux motivations du meurtrier, vous n’avez rien d’autre qu’une belle histoire d’amour… L’explication éclipse l’acte.

Hormis les atteintes à l’intégrité des cadavres[3. Huit affaires élucidées et jugées en moyenne par an concernent des atteintes physiques sur les cadavres.], en quoi consiste une profanation ? À dégrader une pierre tombale de diverses manières (destruction, renversement, inscription, déjections, etc.). Si cette dégradation n’était que physique, le mal serait bénin : l’intervention d’un marbrier ou d’un employé du cimetière suffirait à la réparer. Or, une profanation ne tient jamais dans les formes qu’elle revêt, mais essentiellement dans sa portée symbolique.

La fonction symbolique d’une pierre tombale ou d’une stèle est double[4. Les anthropologues comparatistes me pardonneront, mais je parle des cimetières tels qu’on les trouve aujourd’hui en France. Non pas de l’Inde ni de Haïti, et encore moins des cimetières français dans une dizaine d’années, lorsqu’à l’inhumation traditionnelle aura succédé la crémation.]. Elle est d’abord un mémorial : elle donne à lire aux vivants le nom des défunts. Par-delà la mort subsiste l’humanité d’un patronyme suivi de deux dates, résumant à eux seuls le fil tenu de toute une existence[5. L’énumération systématique des noms est la principale activité humaine face à la mort. Litanie des saints ou littérature : la mortalité nous appelle à nous raccrocher à ce qui reste. Qu’on relise le Barrès des Déracinés et l’Aragon du Conscrit des cent villages : « J’emmène avec moi pour bagage / Cent villages sans lien sinon / L’ancienne antienne de leurs noms / L’odorante fleur du langage / Adieu Forléans, Marimbault / Vallore-Ville, Volmérange / Avize, Avoine / Vallerange. »]. Face à la mortalité, le nom gravé dans la pierre est non pas le meilleur gage d’immortalité, mais le moyen le plus simple que l’homme ait jamais trouvé pour que son existence excède sa propre mort. Première chose donc, une pierre tombale est moins l’affaire d’un marbrier que celle du sens et de la valeur que l’on accorde à la vie humaine. La deuxième fonction symbolique d’une pierre tombale est de marquer la distinction radicale entre la mort et la vie.

Pour les anthropologues, cette distinction n’est pas anodine : elle est l’une des étapes les plus cruciales du processus d’hominisation. On a longtemps pensé que les rites funéraires étaient le propre d’Homo sapiens, qui les aurait inventés 30 000 ans avant notre ère au Paléolithique supérieur. Or, certaines découvertes archéologiques (Qafzeh en Israël, La Ferrassie en Dordogne, Techik-Tach en Ouzbékistan ou Grimaldi en Italie) repoussent les premiers comportements funéraires beaucoup plus loin dans l’histoire. La découverte à Burgos en Espagne de 3000 fossiles humains atteste de comportements funéraires chez Homo heidelbergensis, l’ancêtre commun à Homo sapiens et à Homo neandertalensis. Il y a 350 000 ans, les pithécanthropes se livraient à des rituels mortuaires. La mise en scène de la différenciation entre la mort et la vie est donc un comportement typique de l’espèce : elle naît chez les préhominiens et s’institutionnalise chez Homo sapiens.

Marquer la différence symbolique entre le monde des vivants et le monde des morts : voilà ce qui pourrait constituer le propre de l’homme. On peut relire à cette aune-là l’Antigone de Sophocle. On présente souvent ce texte fondateur de la littérature occidentale comme l’illustration du conflit entre légitimité et légalité. Il y a certainement autre chose à y lire : si Antigone brave l’édit de Créon, c’est pour répandre « un fin voile de poussière sèche » sur le cadavre de Polynice que Créon avait ordonné de maintenir nu et exempt du moindre grain de sable que le vent viendrait y déposer. Créon mène une lutte symbolique : accepter que de la poussière se dépose sur le corps de Polynice, c’est admettre qu’il y a une différence entre son cadavre et le monde des vivants – or cette distinction est réservée aux hommes. Créon entend déshumaniser Polynice.

Quant à Antigone, le coryphée nous dit qu’elle a agi au nom d’une « loi divine ». Il ne faut pas entendre ici ce terme comme la loi édictée par une transcendance, mais bien comme une « loi transcendantale », c’est-à-dire comme une condition de possibilité de l’humanité elle-même. Qui ne marque pas la différence entre la mort et la vie n’est pas digne d’être appelé un homme, nous dit Sophocle. Après lui, les grands récits humains mettant en scène cette distinction radicale ne manquent pas et notre imaginaire collectif est marqué tout aussi bien par le cours du Styx que par la pierre roulée du Tombeau. Pour reprendre la thèse que formule René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque, ces mythes imprègnent notre imaginaire non par leur inventivité littéraire mais par la vérité anthropologique qu’ils recèlent : l’humanité naît au cimetière – Sophocle et Coppens disent, en fin de compte, la même chose.

Quel est le rapport avec les profanateurs qui sévissent cent cinquante fois par an dans les cimetières français ? Ils destituent un ordre symbolique présent aussi bien dans le processus d’hominisation de notre espèce depuis plus de quatre cent mille ans que dans le système de représentation de nos civilisations humaines.

Les profanateurs ne sont pas seulement déconnectés des références qui mettent en scène la distinction entre la mort et la vie dans toutes les cultures et toutes les religions humaines. Ce n’est pas simplement l’éthique ou la morale religieuse qui leur manque : leur cas est plus grave. Lire Sophocle, maîtriser les subtilités de l’oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre, croire en un Arrière-monde ou connaître la différence entre le Paléolithique et le Néolithique ne sont pas requis chez un être humain : intuitivement il sait, comme ses très lointains ancêtres pithécanthropes, la ligne de partage entre la mort et la vie. Les profanateurs ont rompu en visière avec la civilisation, c’est-à-dire, dans le sens français, avec l’idée même d’humanité. Des racistes, de sombres crétins alcoolisés, des fans de Marilyn Manson ou des gamins qui jouent Lara Croft contre Antigone : ils peuvent être bien tout cela à la fois. Mais ce qu’ils sont, avant tout, dans l’ordre symbolique, ce sont des criminels contre l’humanité.

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