Le procès fait à la sexualité de Dominique Strauss-Kahn s’achèvera bientôt. Exceptionnellement, ce politicien de deuxième choix, qui prospéra surtout à l’abri de ses protecteurs, et ne prononça souvent que les formules congelées de ses communicants, a tenu tête avec un certain panache à ses accusateurs. Il a fini par se rebeller, non sans humour, contre celles et ceux qui, croyant qu’il reculait, voulurent… l’acculer.
Il y eut quelque chose d’un atroce voyeurisme, d’une volonté de nuire à un seul dans ce spectacle inutile. Reviendra-t-il, tel un boomerang, à la face des gens de justice, qui furent à son origine ? Quant au niqueur en série, ses plus récents déboires professionnels le renverront peut-être vers un silence médiatique, d’où il n’aurait jamais dû sortir. La gauche de pouvoir, totalement acculturée, le désigna comme son champion. Fabriqué de toutes pièces par les médias à partir de compétences partagées par l’essentiel des économistes français, ne fut-il pas la dupe de son entourage, de ses prétendus amis politiques, de ses acolytes et d’une clientèle prévoyante, qui espérait tirer profit de ses succès ? Nous oublierons donc ce monsieur et ses partouzes tristes : exit DSK non par la sortie des artistes mais par l’issue de secours !
On entendit, à la barre du tribunal de Lille, le témoignage d’une nommée Jade. En rappelant brièvement les raisons matérielles qui l’avaient amenée à l’amour tarifé, elle se livra à un émouvant exercice de remémoration, qui annonçait ce qu’on nomme en médecine et en psychologie l’anamnèse. Il s’agit du récit que produit le patient pour rapporter l’histoire de son mal ou de son malaise. Jade mettant au jour les servitudes des filles naguère qualifiées « de joie » et leur dégradante disponibilité, a mis fin au tour un peu frondeur, « gaulois et festif » que prenaient les débats après l’inénarrable Dodo la saumure. Cela sentait la misère, la détresse et l’exploitation. Cependant, ce « retour du refoulé prostitutionnel » pourrait provoquer un bouleversement des mœurs françaises, jusqu’à présent préservées de l’hygiénisme et de la folie féministe anglo-saxonnes. Nous savons au moins depuis Georges Brassens tout ce que nous devons aux putains. Un Français qui ne leur accorderait pas le respect, même encanaillé, devrait être déchu de sa nationalité. C’est ainsi qu’un gentilhomme, plutôt que la retourner brutalement, suggérera à sa belle d’un jour que, de l’autre côté, la chose est intéressante, et que, bien menée, elle conduit à d’intenses satisfactions chez l’un et chez l’autre. Qu’elle lui réponde non, il n’entendra pas oui !
Demeurera toujours la question du sexe et de la violence. Le bon docteur Sigmund F. a livré un trésor de réflexions, où il est question d’un héros de la mythologie grecque et de son complexe, de scène originaire, bref d’une douloureuse et compliquée organisation œdipienne, qui se met lentement en place chez l’enfant, de la puberté à la fin de l’adolescence. Tout cela, évidemment, est fort discuté et remis régulièrement en cause, mais la finesse du sorcier viennois nous entraîne après lui dans un paysage fascinant de vestiges fantasmagoriques. Au reste, et Sigmund l’avait relevé, il eut un fameux précurseur dans l’exploration de nos « éléments structurants ». On trouve en effet chez Diderot une troublante, pénétrante observation du fondement œdipien de la violence strictement masculine :
Lui : […] tout ce qui vit, sans l’excepter, cherche son bien-être aux dépens de qui il appartiendra, et je suis sûr que si je laissais venir le petit sauvage sans lui parler de rien, il voudrait être richement vêtu, splendidement nourri, chéri des hommes, aimé des femmes, et rassembler sur lui tous les bonheurs de la vie.
Moi : Si le petit sauvage était abandonné à lui-même, qu’il conservât toute son imbécillité et qu’il réunît au peu de raison de l’enfant au berceau la violence des passions de l’homme de trente ans, il tordrait le cou à son père et coucherait avec sa mère.
Lui : Cela prouve la nécessité d’une bonne éducation ; et qui est-ce qui le conteste ? et qu’est-ce qu’une bonne éducation, sinon celle qui conduit à toutes sortes de jouissances sans péril et sans inconvénient ?[1. Denis Diderot, Le Neveu de Rameau, p. 474 du texte établi par J. Assézat et M. Tourneux, éditions Garnier, 1875-77.]
Ah, quel beau démon annonciateur ce jeune assassin de son père, amant de sa mère, et de quelle admirable prescience fait preuve Denis D. ! Quand on s’appelle Freud, ces choses-là vous mettent sur la piste d’une bouleversante révélation !
Dans toute scène sexuelle entre deux partenaires consentants gît la violence ; elle règle une figuration très animée, relancée par le désir. Elle souffle aux amants des initiatives audacieuses. C’est encore elle qui abolit en partie la pudeur innée ou acquise, et c’est toujours elle qui jette l’un contre l’autre des corps affolés, pourtant voués à la souffrance et à la mort. Deux égoïsmes se confrontent alors : la règle muette exige que l’un et l’autre s’acceptent et se fondent dans une même fantaisie. On pressent le fragile équilibre entre soumission et domination, entre violence de création et brutalité d’humiliation. Sa rupture, dramatique, apparaît dans le film Le Dernier tango à Paris, lorsque Marlon Brando impose à Maria Schneider une sodomie douloureuse. Cette scène a considérablement nui au beau film crépusculaire de Bernardo Bertolucci.
Comment sortir de cette impasse, où les amants s’affrontent dangereusement ?
Certainement pas en écoutant Caroline Fourest, qui déclarait : « Avec le Pacs, j’ai milité avec des gays, et il m’arrive de me dire: tiens, il est mignon ! Un hétéro, ce n’est pas possible, à cause de ce qu’il a dans la tête. »[2. Entretien accordé à Libération, en juin 2000, par Caroline Fourest, présentée alors par le journal dans ces termes : « Ex-présidente du Centre gai et lesbien de Paris. Directrice de la publication de Prochoix, « journal et réseau féministe, gay friendly, antifasciste » »]. Un gay, selon Caroline, c’est bien, c’est franc du collier, c’est doux, compréhensif et jamais brutal. “Ce qu’il a dans tête” est fort présentable, se fonde sur une tendre réciprocité. Le gay, c’est joyeux, le pas gay, c’est triste ! Le gay, la gayte ont la gâterie « girly », le pas gay l’a graveleuse.
Qu’est-ce donc que l’amour en France ? Un moment d’abandon à notre magnifique fantaisie animale augmentée de notre imagination rationnelle. Car le plaisir ne s’obtient pas sans le piment de la raison. C’est que, dans ce pays, si nous aimons bien avec le corps, nous aimons mieux encore lorsqu’il s’accorde à l’esprit. Les français s’envoient en l’air… pour prendre de la hauteur ! Aimons nous comme des bêtes, mais ne nous montrons pas stupides au déduit ! Là aussi, il est une place pour l’esprit. C’est d’ailleurs la leçon de notre ami Diderot, lorsqu’il écrit à Sophie Volland : « […] qu’est-ce que les caresses de deux amants, lorsqu’elles ne peuvent être l’expression du cas infini qu’ils font d’eux-mêmes? Qu’il y a de petitesse et de misère dans les transports des amants ordinaires ! Qu’il y a de charmes, d’élévation et d’énergie dans nos embrassements. » (1er juin 1759).
À la fin, que reste-t-il des transports amoureux ? Une bousculade de souvenirs, des corps et des visages fondus dans la brume de la mémoire, et l’émouvante impression de s’être glissé dans la ronde éternelle de la séduction et du désir :
« Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière ; et on se dit : “ J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. ” »[3. Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour, acte 2, scène V.]
*Photo : Michel Spingler/AP/SIPA. AP21694166_000008.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !