Le Prix Goncourt 2017 a été décerné aujourd’hui à Eric Vuillard, auteur d’un roman sur l’Anschluss. Pour Marie André, L’Ordre du jour, c’est l’histoire non-photoshopée.
Sur une photographie bien connue prise en 1934, Kurt Schuschnigg, qui fut chancelier d’Autriche de 1934 à 1938, prend solennellement la pose, digne et impavide. L’image retenue par l’histoire a subi de légères retouches.
Portrait du chancelier autrichien en majesté
Au cours des recherches qu’il a effectuées pour nourrir son dernier livre, L’Ordre du jour, qui vient d’être récompensé par le prix Goncourt 2017, Eric Vuillard a trouvé à la Bibliothèque nationale de France (BNF) la version originelle de cette photographie, bien différente de ce portrait en majesté. L’homme politique a l’air un peu ahuri, la poche de son costume est froissée et un objet non-identifié (une plante verte ?) apparaît, à droite de l’image. Mais le grand public n’a accès qu’à la version officielle : « celle que nous connaissons a été coupée, recadrée ».
L’Ordre du jour, bref récit de l’Anschluss, invasion de l’Autriche par l’Allemagne qui eut lieu en mars 1938, narre cet événement crucial de la même manière : dans sa version originelle, avant recadrage. L’Ordre du jour, c’est l’histoire non-photoshopée. Où l’on apprend que l’anschluss, loin de l’image triomphante qu’en a donnée la propagande allemande, – celle d’une Blietzkrieg à l’efficacité redoutable –, est avant tout un gigantesque embouteillage de panzers allemands en panne qui bloquent la route à un führer furieux et font se languir la foule d’Autrichiens enthousiastes qui attendaient l’arrivée d’Hitler, drapeaux à la main.
Hitler consulte Keitel
On dégage lentement la route sous les hurlements du Führer avant de tracter les tanks jusqu’à Vienne par le train, pour la grande parade qui devait s’y tenir.
On « traînaille », on « flanoche », on « rêvasse » dans cette histoire qui semble progresser au ralenti à coup de non-événements. Ainsi, parce que Schuschnigg vient de balayer d’un revers de main le pacte léonin que veut lui imposer Hitler au motif que le président de l’Autriche est le seul à pouvoir prendre une décision en dernière instance, Hitler se retire pendant 45 longues minutes dans son bureau avec le général Keitel[tooltips content= »Keitel, surnommé le « chef de bureau » par l’ex-ministre de la guerre Werner von Blomberg, aurait également gagné auprès de ses collaborateur le sobriquet de « Lakaitel » (Lakai signifiant laquais en allemand). Il signe tous les ordres sans sourciller, notamment ceux qui permettent à Himmler d’exercer la terreur en Russie. »]1[/tooltips]
Alors que Schuschnigg pense sa dernière heure arrivée, les deux hommes restent simplement assis l’un à côté de l’autre sans échanger un seul mot. Il ne s’est rien passé, et l’on attend toujours qu’il se passe enfin quelque chose : on attend l’arrivée d’Hitler, on attend un télégramme d’Arthur Seyss-Inquart, devenu ministre de l’Intérieur en Autriche, qui « inviterait » les Allemands à entrer légalement chez leur voisin…
Göring et Ribbentrop rient d’eux-mêmes
Et toute cette Histoire pourrait bien ressembler à l’Hollywood Custom Palace décrit dans le chapitre intitulé « Le Magasin des accessoires », à ce gigantesque bâtiment dont les galeries recèlent tous les costumes possibles et imaginables qui sont loués à l’industrie du film hollywoodienne. C’est ainsi que le 12 février 1938, Schuschnigg se rend à une entrevue secrète avec Hitler au Berghof en prenant le train, déguisé en skieur pour faire croire qu’il se rend aux sports d’hiver, alors que – coïncidence symbolique – le Carnaval de Vienne bat son plein. Et que dire des dialogues entre Ribbentrop et Göring retranscrits par des agents des services secrets britanniques ? Ces échanges constituent en eux-mêmes une pièce de théâtre puisque les deux hommes font semblant d’être outrés par la violence de Schuschnigg en Autriche car ils se savent sur écoute. Et lorsque leurs conversations officielles ou privées sont lues au procès de Nuremberg, comme on lirait une pièce de théâtre (nom du personnage suivi de la réplique), Göring et Ribbentrop finissent par se mettre à rire en écoutant leurs propres paroles, comme s’ils assistaient en simples spectateurs à une représentation.
D’où l’incertitude brumeuse qui semble planer sur toute cette histoire : « On ne sait plus qui parle. Les films de ce temps sont devenus nos souvenirs par un sortilège effarant. La guerre mondiale et son préambule sont emportés dans ce film infini où l’on ne distingue plus le vrai du faux. »
La dernière vision de Krupp
Une seule chose est sûre : derrière les ors et l’apparat de l’histoire, grouillent les cadavres qui font à plusieurs reprises une apparition fantomatique. Ils peuplent l’ultime vision qui terrorise Gustav Krupp, riche industriel qui s’est enrichi pendant la guerre en employant la main d’œuvre des camps. Devenu vieux, incontinent et gâteux, il voit ses victimes apparaître dans un recoin sombre de son salon, en plein repas, alors que son épouse et son fils ne voient rien ou ne veulent rien voir. Peut-être la vision cauchemardesque de Krupp ressemblait-elle aux petits hommes noirs frénétiques au corps tordu qui, nous rappelle Eric Vuillard, hantaient déjà l’œuvre de Louis Soutter[tooltips content= »Louis Soutter (1871-1942) est un artiste suisse qui produisit la majeure partie de son œuvre dans l’asile de vieillards de Ballaigues où il résida de 1923 à sa mort. »]2[/tooltips] , au moment de la rencontre entre Hitler et Schuschnigg. Lugubre préfiguration des millions de silhouettes anonymes que la propagande nazie tentera vaille que vaille de maintenir hors-cadre.
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