Après avoir désempli les prisons, la Garde des Sceaux entend bien ne plus les remplir. Sa circulaire, qui subordonne les peines prononcées à la disponibilité des places, est examinée le 30 juin par le Conseil d’État.
Nicole Belloubet adore parler de politique pénale. La sienne se résume à trois mots : vider les prisons. Il paraît que laisser les petits caïds de cités et autres terreurs de cage d’escalier emmerder les pauvres et agresser les flics, c’est de gauche.
Dès le début de l’épidémie, elle se répand en prévisions apocalyptiques sur les prisons en voie de devenir des super-clusters. Le feu couve, il faut éviter un désastre humanitaire. Le 25 mars, elle glisse dans la fournée d’ordonnances prises en vertu de l’état d’urgence sanitaire un texte qui ordonne la libération des détenus en fin de peine – sans l’intervention du moindre critère sanitaire. Peut-être pas de quoi crier au scandale, juste au paradoxe : au moment où on somme les Français de s’enfermer, on libère des prisonniers qui se trouvaient précisément en milieu confiné.
Le plus consternant et/ou amusant, c’est qu’au même moment, la ministre décide la prolongation automatique de toutes les détentions préventives. Pas besoin d’être agrégé de droit pour savoir qu’il y a là une violation flagrante de la présomption d’innocence. Le 26 mai, la Cour de cassation met en pièces ce texte, et subordonne le maintien en détention provisoire à l’intervention rapide d’un juge, accélérant le flux de libérations, dont le nombre atteint 13650 fin mai.
Des présumés innocents gardés en rétention, des coupables libérés
Conséquence, pour la première fois, de mémoire de statistiques en tout cas, le nombre des détenus (59.000) est inférieur à celui des places (61.000), ce qui ramène le taux d’occupation de nos prisons à 96%. Pour Belloubet, cette diminution s’explique majoritairement par la réduction de l’activité pénale, elle-même liée à la baisse de la délinquance. Sauf que la réduction de l’activité pénale n’a rien à voir avec la baisse de la délinquance et tout à voir avec les ordres absurdes donnés par Belloubet à son administration et son incapacité subséquente à mettre celle-ci en ordre de marche.
Résumons : on a assigné les Français à résidence, maintenu des présumés innocents en détention et libéré des coupables. En somme l’État se montre tatillon, soupçonneux et punitif avec les citoyens sans histoires, quand il est tolérant, compréhensif voire compassionnel avec les délinquants.
Mine de rien, ce texte, pris en application du volet pénal de la loi du 23 mars 2019, renverse complètement la logique de l’action pénale, peu ou prou priée de s’adapter à la disponibilité des places en prison. En somme c’est comme à l’hôtel. «Ah non, monsieur, désolés, nous n’avons rien pour vous. Vous êtes libre!»
Après tout, dira-t-on, que des voyous sortent maintenant ou dans six mois, cela ne fait pas grande différence, sauf peut-être pour leurs futures victimes mais bon, on ne fait pas l’omelette du progrès sans casser quelques œufs.
Nicole Belloubet ne s’arrête pas en si bon chemin. Maintenant qu’elle a, sinon vidé, au moins désempli les prisons, elle va tout faire pour qu’on ne les remplisse pas, largement encouragée sur cette voie par la gauche magistrate, Syndicat de la magistrature en tête.
La circulaire du 20 mai
Le 20 mai, la chancellerie diffuse donc une nouvelle circulaire, co-signée par la directrice des Affaires criminelles et des grâces et par le directeur de l’Administration pénitentiaire. Mine de rien, ce texte, pris en application du volet pénal de la loi du 23 mars 2019, renverse complètement la logique de l’action pénale, peu ou prou priée de s’adapter à la disponibilité des places en prison. En somme c’est comme à l’hôtel. « Ah non, monsieur, désolés, nous n’avons rien pour vous. Vous êtes libre. »
Anticipant une reprise de l’activité juridictionnelle, la circulaire affirme que celle-ci devra se conjuguer « avec une politique volontariste de régulation carcérale » – réguler signifiant ici diminuer. L’objectif, « mettre fin aux courtes peines au profit de sanctions alternatives », est expressément inscrit dans la loi. La circulaire rappelle les règles nouvelles « qui prohibent les peines d’emprisonnement inférieures ou égales à 1 mois et imposent l’aménagement de celles inférieures ou égales à 6 mois ». Les peines de moins de six mois (et une bonne partie de celles comprises entre six mois et un an) seront exécutées en dehors des prisons (rendant le suivi des détenus par une administration épuisée particulièrement hasardeux).
Elle enjoint donc aux parquetiers de requérir en conséquence : « Il convient de poursuivre l’effort de limitation de prononcé des mandats de dépôt, de privilégier dans les réquisitions les alternatives à l’incarcération et les aménagements de peine d’emprisonnement ab initio. » Sans surprise, les Juges d’application des peines et les services de probation sont priés de suivre, y compris pour les peines prononcées avant l’adoption de la loi, qui se trouve donc sollicitée à titre rétroactif.
Nicole Belloubet avait déjà montré sa conception très personnelle de la séparation des pouvoirs en demandant audience à Assa Traoré, partie civile dans une affaire en cours. Laquelle, non contente de l’envoyer paître, lui avait administré une leçon de droit.
Avec sa circulaire, elle s’assoit sur ce principe constitutionnel fondamental. Si celle-ci est d’abord destinée (« pour attribution ») aux procureurs et aux services pénitentiaires, qui agissent au nom de l’État, elle est aussi adressée « pour information » aux présidents des tribunaux.
Les juges priés de “réguler”
Il est vrai que, dans le cadre de la fameuse politique pénale, la Chancellerie peut adresser des instructions générales aux procureurs et avocats généraux. Cependant, l’article 64 de la Constitution garantit leur indépendance, au même titre que celle des magistrats du siège. Dans la salle d’audience, leur parole est libre : la ministre n’a pas à leur dicter leurs réquisitions.
Et voilà qu’en prime, la ministre s’autorise sans la moindre vergogne à dire aux juges du siège comment ils doivent juger: d’après la circulaire, les juridictions de jugement devront avoir « une plus large visibilité sur les conditions de mise en œuvre de leurs décisions ». Traduction : avant de prononcer une peine d’emprisonnement, les juges devront s’assurer qu’il y a de la place en prison.
C’est toute la machine pénale et pénitentiaire qui est invitée à se mobiliser en vue d’un seul objectif, qui n’est pas de découvrir la vérité, protéger la société, punir les coupables, ou quelque autre faribole de cette eau. Non, il faut « réguler » la population carcérale en décourageant les entrées et en encourageant les sorties.
Certes, ce ne sont pas les criminels endurcis mais les petits délinquants, souvent multirécidivistes, qui en bénéficieront. Justement ceux qui pourrissent la vie de leurs quartiers. Compte tenu de la répugnance que montraient déjà de nombreux juges à infliger de la prison ferme, on ne peut pas dire qu’ils redoutaient les foudres de notre justice. Désormais, ils pourront se rendre au tribunal en toute quiétude.
Le plus étonnant, c’est que cette circulaire soit passée comme une lettre à la poste, sans susciter la moindre polémique en dehors des milieux juridiques – et ce malgré plusieurs articles dans Le Figaro et Le Point.
Béatrice Brugère appelle le Conseil d’État à l’aide
Heureusement, on peut compter sur Béatrice Brugère, fougueuse et pimpante magistrate, qui a réussi à briser le duopole syndical en faisant de FO-magistrats (unité magistrat FO) la troisième organisation représentative de la corporation. Celle-ci intente donc un recours en excès de pouvoir devant le Conseil d’État, contre ce texte qui, entre autres méfaits, érige « la capacité hôtelière des centres pénitentiaires comme nouveau critère original de détermination et d’exécution de la peine », selon les conclusions de ses avocats.
On ne sait pas, évidemment, si la circulaire Belloubet connaîtra le même sort que la loi Avia, éparpillée façon puzzle par le Conseil constitutionnel. Mais le Conseil d’État prend visiblement l’affaire au sérieux. Lors de son audience de tri au cours de laquelle un bon tiers des affaires sont purement et simplement écartées, la haute juridiction administrative a décidé que le recours contre la circulaire Belloubet serait examiné le 30 juin.
On saura donc bientôt si madame Belloubet a juridiquement tort. Mais on n’a pas besoin du Conseil d’État pour savoir qu’elle est politiquement nuisible. Le président de la République doit en tirer les conséquences.