Mon premier réflexe, en tombant sur Le Point le jeudi 4 février, a été un pincement de jalousie à l’endroit des confrères. À la une, il y avait la tête de Valls surmontée du titre « La gauche Finkielkraut ». Sans vraiment savoir pourquoi, j’ai pensé que c’était une sacrée bonne idée. Bon, que l’un et surtout l’autre me pardonnent, je n’aurais peut-être pas choisi le même emballage. Je n’aurais pas détesté « la gauche Babeth », à cause de madame Badinter… Mais il faut dire qu’une semaine plus tôt, le Premier ministre avait assisté à la réception de l’écrivain sous la coupole de l’Académie française, ce qui avait été relevé comme un acte de courage, tant la peur des commères lyncheuses de la presse est devenue, pour certains, une seconde nature. Et puis, c’était marrant d’imaginer les gardiens du temple s’étrangler en voyant le beau mot « gauche » acoquiné avec deux de leurs bêtes noires.
Reste que mes amis du Point ont débusqué un loup qui est aussi une bonne nouvelle. À vrai dire, ce n’est peut-être pas le loup qu’ils croient tant il est difficile de nommer les choses dans un paysage balisé par un clivage droite/gauche qui n’a plus grande pertinence, sinon comme boussole affective. Autrement dit, « gauche » ça ne veut rien dire même si tout le monde sait de quoi on parle.
Donc, c’est sûr, il se passe quelque chose à gauche, un phénomène diffus, difficile à décrire et impossible à quantifier, mais qui pourrait rendre le climat intellectuel plus respirable. À Causeur, on s’est dit que cette embrouille idéologique était une affaire pour nous et on a fait un concours d’idées. La gauche Finkielkraut… ce n’est certes pas scientifique, mais on voit vaguement de quoi il s’agit. Alors on a pris le problème à l’envers, on a joué à lui chercher un nom commun, à cette néo-gauche, en espérant qu’ensuite, la chose nous livrerait ses mystères. On a vite laissé tomber « gauche réac », trop répulsif pour les intéressés, « gauche républicaine » aurait été à la fois pompeux et vague, « gauche laïque » ou « gauche patriote », réducteur, « gauche souverainiste », à côté de la plaque. J’ai tenté « gauche Causeur », non je blaguais, quoique.[access capability= »lire_inedits »]
Rien n’était pleinement satisfaisant, sans doute parce qu’il est un peu tôt pour dire qu’une nouvelle gauche est née. Peut-être assistons-nous à la première cristallisation d’un nouveau clivage idéologique qui se superpose, sans le recouper, à celui qui, sous diverses formes, oppose à l’intérieur de la gauche les « libéraux » aux « radicaux » – tous représentant, n’en déplaise à l’ami Hervé Algalarrondo, diverses nuances de la social-démocratie, mais, faute de place, je laisse les lecteurs trancher ce différend. Autrement dit, comme le souligne Gérald Andrieu dans les pages qui suivent, à supposer que cette nébuleuse existe, elle est loin d’être idéologiquement homogène, notamment sur les questions économiques. Ce côté foutraque est peut-être ce qui fait son charme. Parce que foutraque, ça veut dire pluraliste, et une gauche pluraliste, on en a bien besoin.
Finalement, on a fait comme les copains du Point, on s’est amusés à dresser notre liste, et comme eux, on a abouti à la liste de Lindenberg, relookée et renforcée par quelques héritiers comme Guilluy, Bouvet et Le Goff, qui étaient trop verts (ou trop timides) en 2002 pour figurer dans Le rappel à l’ordre. Il faut se rendre à l’évidence : cette gauche qui se rebelle contre les inquisiteurs de son camp rappelle beaucoup les « néo-réacs ». Plaisant retournement justement que celui qui voit une liste noire de traîtres à la gauche incarner aujourd’hui son renouveau.
En attendant que la décantation idéologique fasse son travail de clarification, on peut au minimum flairer un nouvel état d’esprit. Finalement, c’est Pascal Bruckner qui a tapé dans le mille. La gauche, dit-il en substance dans Le Point, doit se réconcilier avec le réel. Le réel, voilà peut-être en effet le point commun entre Chevènement et Valls, Polony et Couturier. Ce n’est pas un hasard si le conflit, qui couvait depuis des mois, en particulier depuis les attentats, a éclaté autour de l’affaire Bianco et de la laïcité. D’abord, parce que, depuis des années c’est d’abord sur ces questions, donc sur notre rapport à l’islam, que la gauche de l’aveuglement a tenté de faire régner la loi du silence. Sans grand succès d’ailleurs, tant les noms d’oiseaux, procès en sorcellerie et appels au lynchage social ont perdu leur force dissuasive. Ensuite, parce que ces questions nous ont explosé à la figure avec les bombes de Charlie et du Bataclan. Ce que refusent non seulement les têtes pensantes dont on vous entretient dans les pages qui suivent, mais aussi tous les sans-grades qui bataillent dans le monde virtuel, c’est qu’on leur interdise de voir ce qu’ils voient et de le dire. Beaucoup découvrent de bonne foi qu’on les a roulés dans la farine pendant des années, en leur désignant comme adversaires ceux qui tentaient de les alerter sur la catastrophe en cours. Et maintenant qu’ils sont dopés au réel, comme dit Élisabeth Badinter, on ne leur « fermera pas la bouche » avec l’accusation d’islamophobie. Une fois qu’on a tiré le fil, on ne peut plus s’arrêter. Défendre la laïcité, c’est défendre la liberté de penser. On sait où ça peut mener.
Peu importe qu’on ne sache pas désigner cette mouvance bizarre, et que ses contours soient élastiques. Peu importent les innombrables désaccords qui opposent les défenseurs du choc de compétitivité et les contempteurs de l’euro. Ce qui compte, c’est précisément qu’on puisse se disputer entre gens civilisés. Alors espérons que, contre le parti de la cécité, l’esprit voltairien a, pour de bon, recommencé à souffler à gauche.[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !