Adolescente lors de l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie, toute une génération s’est identifiée aux militants de la liberté regroupés derrière Dubcek. Malgré le manque d’entrain des médias gaullistes à décrire le joug soviétique, le choc fut réel. Cinquante ans plus tard, la presse française n’est toujours pas à la hauteur de l’événement.
Comment se fait-il que les principaux titres de la presse écrite, à quelques exceptions près, manifestent un silence-radio sur le cinquantième anniversaire de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie, alors que cet événement est largement commémoré en Italie, en Allemagne et ailleurs en Europe, République tchèque et Slovaquie en tête ?
TV de Gaulle
A l’époque, la télévision « officielle », autrement dit « la voix de son maître » élyséen, ne nous relatait que des faits tronqués liés à cette invasion : on avait « oublié », pour commencer, que la Slovaquie en était elle aussi victime, que les villes de province, donc, en dehors de Prague furent elles aussi envahies ; on ne s’est guère étendu sur les controverses dramatiques qui se sont ouvertes au sein du Parti communiste tchécoslovaque, donc, nécessairement, au sein du gouvernement et des institutions politiques du pays, pour savoir quelle attitude tenir face à/aux envahisseur/s ; on n’a pas suffisamment expliqué que la réforme engagée par le Premier secrétaire du parti Dubcek, ne visait pas à faire sortir le pays du communisme à la différence de la Hongrie de 1956 ; on n’a pas compté les morts et les blessés, donnant à croire que ce fut une invasion tout à fait pacifique, où la population dialoguait spontanément et gentiment avec les conducteurs de chars (ceux-ci en étaient devenus presque sympathiques !).
Loué soit Volker
Cependant, et on le doit largement à Bernard Volker, envoyé spécial en Tchécoslovaquie pour suivre les événements, les adolescents que nous étions se sont sentis concernés par cette invasion alors que nous n’étions pas si sensibles que cela à l’idéologie dominante de mai 68, laquelle, quelques semaines plus tôt, s’était affichée sans entraves à la télévision et plus encore à la radio : cela se passait dans une capitale éloignée que l’on savait déjà méprisante envers la province. Et d’ailleurs, nous n’étions pas plus sensibles à la diffusion télévisuelle des violences raciales qui secouaient les Etats-Unis d’Amérique : que je sache, il n’y avait pas en France de ségrégation raciale telle que pratiquée alors dans le « Deep South ». Avec les événements de Tchécoslovaquie nous avions eu le temps d’observer à travers l’écran limité des deux chaînes de télévision que des jeunes de notre âge manifestaient avec retenue leur douleur d’avoir perdu une liberté dont ils estimaient à juste titre avoir droit en tant qu’Européens et Occidentaux.
Nous ne savions peut-être pas expliquer les contours de cette douleur mais nous l’avions ressentie très fort. Ce fut un choc.
Jeunesse indignée
Et puis, très vite, nous sommes passés à l’indignation. Nous savions déjà que la Tchécoslovaquie, cela voulait dire quelque chose pour les jeunes Français à qui l’on savait encore enseigner l’histoire dans tout le parcours scolaire d’un enfant et d’un adolescent d’alors : une armée tchèque avait été constituée par les généraux et les dirigeants politiques français pendant la guerre de 1914-1918, à Darney, plus exactement, dans le département des Vosges, non loin du front ; les futurs dirigeants de la République tchécoslovaque naissante ont fait leurs études en France ; la France elle-même, grâce au système diplomatique et culturel gravitant autour de la « Petite entente », avait permis le développement d’élites francophiles sinon francophones ; et puis, hélas, avec la crise de Munich, le gouvernement français a lâchement abandonné ses engagements diplomatiques, militaires et culturels de naguère envers ce pays ; et puis en 1948, les dirigeants de notre pays ont accueilli le « coup de Prague » en qualité d’ « abonnés absents ».
Plus encore, notre indignation s’est enflammée à la vue des images télévisuelles. Que montrait-on alors à la télévision ? Une capitale princière sinon royale un peu triste certes, mais que l’on avait appelé jadis la « ville aux cent clochers », ceux des églises et des couvents prestigieux surtout, dans un pays de chrétienté.
Ces jeunes de Prague, présents en nombre, nous ressemblaient presque jusqu’à l’identique. Ils avaient visiblement les mêmes goûts que nous par leur façon de parler, leur façon de s’habiller, de se distraire.
De Gaulle contre l’URSS, tout contre
Plus tard, cette indignation se transformera en amertume. Car, entrant dans l’âge adulte après s’être bercé d’illusions sur mai 68, nous nous sommes aperçus que la génération précédant de dix ans la nôtre, ne se composait que d’enfants gâtés, irresponsables et opportunistes, gaspillant avec désinvolture et inconscience une liberté que d’autres Européens ont chèrement obtenue, et payée surtout. Et c’est ainsi que l’on a appris par la suite que le général de Gaulle, celui que nos livres d’histoire avaient présenté comme notre grand libérateur du XXème siècle s’était comporté, lors de la crise tchécoslovaque, de façon pitoyable. Les journalistes aux ordres lui ont trouvé toutes les excuses possibles, au-delà de ce qui est nécessaire : le général était âgé ; déstabilisé par les événements de mai ; il avait signé quelques mois plus tôt, à l’été 1966, un traité « d’amitié » avec l’URSS dont il fallait honorer les engagements – mais pourquoi de Gaulle a-t-il confondu sans état d’âme l’Union soviétique, une idéocratie totalitaire avec une ancienne nation, la Russie, dont il déclarait ne connaître que l’existence ? Et pourquoi toutes ces tirades fustigeant l’impérialisme américain, prononcées en dernier lieu dans un pays modèle de totalitarisme, la Roumanie, si l’on n’en dit pas autant de l’impérialisme soviétique ?
Non, pour nous, adolescents d’août 1968, compatissants et indignés, la lâcheté du général de Gaulle déguisée en amnésie, cette même année, étaient devenus insupportables au fil du temps. On pourrait presque regretter les faiblesses du général de Gaulle à cet endroit, car le général, tout de même, avait appris d’expérience, les leçons de l’Histoire. Cependant, le silence des dirigeants politiques actuels face à la commémoration de l’humiliation infligée à une nation européenne à part entière, est, lui, inqualifiable. Sans doute parce que ces dirigeants, aujourd’hui plus jeunes que nous, les adolescents d’août 1968, étalent sans amour-propre ni retenue leur indigence intellectuelle et leur inculture. Lorsqu’un président de la République est déjà capable de nous dire, mi-docte mi-vaniteux, qu’il n’y a pas de culture française et que le colonialisme est un crime contre l’humanité, que peut-il comprendre à l’Europe, surtout si celle-ci est avant tout une Europe des peuples, de peuples individués marqués par un héritage spirituel et philosophique commun ? Comment peut-on imaginer, dans ces conditions qu’il fasse une déclaration, même représentant le quart de ce qu’a exprimé Madame Merkel, même avec des propos convenus, pour parler de cet événement historique qui s’ajoutant à d’autres (la RDA en 1953, la Pologne et la Hongrie en 1956, le mur de Berlin mis en place en 1961) fut la honte de l’Europe « du progrès » ?
Macron découvre l’Europe
Mais soyons bons princes : notre président de la République a su jusqu’à présent nous épargner une commémoration du cinquantenaire de mai 68 et c’est mieux que rien car une autre commémoration, plus significative et plus fondatrice, s’annonce : celle d’un centenaire, le 11 novembre 2018 et il y participera.
Il ne suffit pas de s’indigner : à nous, les adolescents d’août 1968 de sauver l’honneur et pour commencer, d’exiger que cesse cet oubli inqualifiable de notre histoire.
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