Depuis dix-huit mois, nos prétendus experts se contorsionnent pour masquer l’évidence : porter un regard rétrospectif sur les analyses et commentaires des révolutions arabes formulés en direct par les « sachants » de tout acabit − islamologues, politologues, éditorialistes-vedettes − est hautement instructif. Non pas pour comprendre les événements qui se sont déroulés au cours des dix-huit derniers mois dans le monde arabo-musulman, mais pour constater l’agilité remarquable des « experts » pour se rétablir lorsqu’ils se sont gravement plantés. La seule victime occidentale de ses erreurs sur le sujet aura été cette pauvre Michèle Alliot-Marie, virée pour avoir proposé l’aide des CRS au satrape tunisien Ben Ali. MAM avait pris pour argent comptant le discours des « experts » qui prédisaient naguère le déclin, voire la disparition de l’islam politique et du djihadisme[1. Ainsi Olivier Roy, en 1992, et Gilles Kepel, en 2000, prédisaient-ils, dans des ouvrages remarqués, le « déclin de l’islamisme politique » et la « fin du djihadisme ».][access capability= »lire_inedits »] Ceux-là paradent dans les médias, toujours aussi pontifiants, mais en racontant aujourd’hui l’inverse de ce qu’ils affirmaient hier.
On peut distinguer trois phases dans ce discours pseudo-savant sur les révoltes tunisienne, égyptienne et libyenne :
1. « Tous ceux qui prétendaient que la démocratie était incompatible avec l’islam sont des imbéciles. L’aspiration démocratique est universelle, et la Turquie va devenir le guide éclairé des nouvelles démocraties d’Orient. »
2. « Ne soyez pas impatients ! Souvenez-vous que le chemin de la Révolution française vers la République stabilisée fut long et périlleux. Il y aura des avancées, peut-être des retours en arrière, mais au bout du compte, la démocratie vaincra. »
3. « Le danger ne vient pas des islamistes politiques traditionnels, comme les Frères musulmans en Égypte ou Ennahda en Tunisie, mais des salafistes qui font de la surenchère. Parions sur le pragmatisme des premiers ! »
Dans les premières semaines qui ont suivi la révolte tunisienne déclenchée par l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, il était évident, aux yeux des observateurs français patentés, qu’il s’agissait là d’une version arabe de la chute du mur de Berlin. Les invités tunisiens francophones et occidentalisés de nos principaux médias insistaient sur la spécificité, au sein du monde arabo-musulman, du pays façonné par Habib Bourguiba : droits de la femme garantis par la Constitution, dynamisme économique, notamment dans le domaine touristique, haut niveau d’éducation de la jeunesse. Bref, l’affaire était dans le sac : une fois débarrassée du clan prédateur Ben Ali-Trabelsi, qui avait mis l’économie du pays en coupe réglée, la Tunisie allait tout naturellement retrouver le chemin de la liberté et de la prospérité. Le même discours, ou à peu près, fut tenu au cours des premières semaines de la révolte égyptienne : les « libéraux » occidentalisés étaient mis en avant, comme l’ancien directeur de l’AIEA Mohamed El Baradei, que l’on voyait déjà succéder en douceur à Hosni Moubarak. On écoutait avec délices, sur nos ondes, les propos exaltants de l’écrivain francophone Alaa Al-Aswani qui nous dressait le portrait d’une nouvelle Égypte en marche vers la modernité, la liberté et la prospérité. Pour la Libye, c’était encore plus simple : BHL faisait la promotion, la vente et l’après-vente de la cacherout démocratique des insurgés anti-Kadhafi. Il était donc incongru de mettre en doute, même timidement, les motivations des révoltés de Tunis, du Caire ou de Benghazi. Ceux qui s’y risquaient se voyaient renvoyer dans les gencives l’exemple des pays d’Europe centrale et orientale qui avaient rejoint sans tarder le club des démocraties à l’occidentale après avoir chassé les communistes du pouvoir. Les islamistes politiques ? Ils allaient se transformer en partis islamo-conservateurs respectueux de la démocratie et des droits de l’homme (et de la femme) à l’image des partis démocrates-chrétiens européens. L’exemple turc allait s’imposer, et l’AKP de Recep Tayyip Erdogan était le modèle incontournable[2. On feint toujours d’oublier que les islamistes turcs ont hérité d’un pays que les kémalistes ultra-laïques avaient porté à un niveau de développement inconnu dans les pays arabes.].
Ce raisonnement se fondait sur le postulat de l’universalité des aspirations populaires, qui seraient similaires, sinon semblables sur tous les continents, indépendamment du contexte civilisationnel des pays concernés. Exiger la fin d’une dictature et l’accès au bien-être pour tous revenait à demander l’instauration d’un régime démocratique à l’occidentale, puisque seul ce mode de gouvernement pouvait conduire à la liberté et à la prospérité.
Quand il est apparu peu à peu que les choses n’évoluaient pas tout à fait dans cette direction, et que le « Printemps arabe » produisait des fruits quelque peu amers pour les palais de ses admirateurs occidentaux, on invita les « printempsarabosceptiques » à cesser de se comporter comme des gamins qui veulent tout, tout de suite. C’en était fini du parallèle avec les révolutions d’Europe de l’Est, au profit d’un rappel à l’ordre de notre histoire longue : n’avait-il pas fallu plus d’un siècle pour qu’en France, la République supplante définitivement le despotisme ? Pouvait-on exiger des peuples d’outre-Méditerranée qu’ils parcourussent en quelques mois un chemin qui nous avait pris si longtemps ? Ce raisonnement apparemment impeccable est pourtant vicié à la base : c’est comme si on décrétait que les pays émergents doivent passer par toutes les étapes des révolutions industrielles occidentales pour parvenir à égaler les performances économiques des nations développées !
Le ton changea à nouveau lorsque l’on s’aperçut que ces révolutions arabes tombaient chaque jour davantage dans les griffes des islamistes radicaux et que, loin d’avoir éliminé le djihadisme armé et le terrorisme, elles leur avaient donné un nouvel élan, en Afrique subsaharienne (Nigeria, Mali, Kenya), et au sein de la révolte syrienne.
Dans cette ambiance plombée, l’assassinat de l’ambassadeur américain en Libye, à la suite des manipulations djihadistes, sème le trouble dans les esprits les plus portés à l’optimisme. Nos « vrais croyants » des révolutions arabes sonnent alors le tocsin : ces dernières sont mises en danger par une fraction minoritaire du mouvement islamiste, les salafistes. Donc il faut soutenir les « islamistes modérés », Morsi en Égypte, Ghannouchi en Tunisie, Mohamed Youssef El-Megarief en Libye, ne pas leur chercher des poux dans la barbe pour des questions mineures comme l’institution de la charia comme fondement du droit ou l’imposition du hijab aux étudiantes. Ces « pragmatiques » seront poussés par l’exercice du pouvoir et la prise de conscience des réalités économiques à mettre un bémol à leur partition islamiste radicale. En conséquence, ceux qui, comme Charlie Hebdo, « jettent de l’huile sur le feu » sont des dangereux irresponsables.
Tout, en somme, plutôt que concéder que ces « révolutions » ont, pour l’instant, échoué à faire ce que toutes les révolutions ont accompli au cours de l’Histoire : séparer le pouvoir temporel du pouvoir spirituel. Au contraire, elles s’attachent à détruire le minimum de contrôle que les dictatures laïques exerçaient jusque-là sur les chefs religieux, comme ceux qui officient à Al-Azhar, en Égypte. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les nouvelles constitutions ont tant de mal à voir le jour : pour les islamistes, qu’ils soient Frères musulmans ou salafistes, le Coran et la charia sont parfaits comme loi fondamentale, code civil, code pénal et autres instruments d’organisation de la vie sociale. J’attends avec impatience la prochaine contorsion de nos docteurs de la foi dans le Printemps arabe.[/access]
*Photo : Le Premier ministre tunisien Hamadi Jebali (Ennahda).
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