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La princesse roumaine qui écrivait en français

La chronique de Monsieur Nostalgie


La princesse roumaine qui écrivait en français
Aperçu de la couverture du livre de Aude Terrray publié chez Tallandier.

L’historienne Aude Terray retrace la vie pleine d’arabesques de la princesse Bibesco (1886-1973) au cours de ce turbulent XXème siècle.


Aujourd’hui, les figures du féminisme se conjuguent à l’impératif. Il n’y aurait qu’une seule forme de féminisme, victimaire et revanchard, où la misère sociale tiendrait toute sa place dans un processus d’émancipation. L’historienne Aude Terray nous montre une autre voie, forcément iconoclaste et inclassable, loin des bidonvilles et des terrils, dans les hautes sphères, à l’abri des fins de mois difficiles, quoique les revers de fortune et les exils furent le lot de nombreux « beautiful people » du siècle dernier. Les soubresauts politiques et les drames intimes n’épargnent pas les « bien nées ». La main de dieu ne tremble pas lorsqu’il s’agit de rééquilibrer les injustices immanentes. Il y a du courage intellectuel et une grande sincérité de consacrer une biographie aussi complète à la princesse Bibesco chez Tallandier. Dans le titre, elle lui accole deux qualificatifs « frondeuse et cosmopolite » qui résument un destin hors-norme au cœur des mondanités et des lettres françaises, à l’ombre des palais et des ambassades. Dès son avant-propos, Aude Terray avertit le lecteur : « Qui se souvient aujourd’hui que la princesse Bibesco fut un des auteurs les plus lus de sa génération ? ». En concurrence avec Colette et Anna de Noailles, cette chérie des salons et des librairies, fêtée et célébrée comme le fut, plus tard, dans les années 1950, le charmant petit monstre bondissant Sagan. Avec Marthe Bibesco, nous sommes du côté des Guermantes, dans le somptuaire et l’organdi, les propriétés de milliers d’hectares aussi étendues que des principautés, dans les fastes d’une domesticité sans limite, tout semble acquis et intangible, hypnotique et évanescent, presque irréel. Même Marcel Proust s’improvise « coach littéraire ». En se mariant à Georges, gentleman-driver et pionnier de l’aviation balbutiante, héros sur terre et dans les airs, elle noue son destin avec l’un des hommes les plus riches et les plus influents de Roumanie. Que reste-t-il de ces mondes enfouis ? La cavalcade des guerres mondiales a balayé cette race de nantis aventuriers, gaspillant leur temps avec l’énergie du désespoir, bataillant pour exister dans un milieu qui ne pardonne aucune faute d’étiquette, se tenant toujours droit et faisant fi des tourments personnels. Les plus esthètes d’entre nous se souviennent du tableau de Boldini représentant la princesse. Les autres ont vu sa photographie dans les rares magazines ou ouvrages qui citent parfois son nom. Une beauté altière et triste, un style à la garçonne, les paupières lasses et le regard sombre, une intensité qui se dissimule derrière un calme olympien, une intelligence aux aguets, presque inquiète.

Marthe Bibesco peinte par Giovanni Boldini (1911) D.R.

De cette princesse des Carpates, je me rappelais la couverture fripée et atrocement colorée des éditions de poche « J’ai lu » dans une maison de famille, puis son nom inscrit sur les Cahiers Rouges de Grasset. Son image était pour le moins floue dans mon esprit. Ses débuts dans la carrière littéraire m’étaient presque inconnus, je ne savais rien de son rôle dans une Roumanie soumise à une instabilité chronique qui tomba sous le rideau de fer après la capitulation allemande. Aude Terray, par un remarquable travail d’enquête, a suivi les traces de cette princesse en Roumanie, à Londres et dans le Paris flamboyant de la Belle Époque, et a permis d’y voir plus clair, notamment ses interventions en faveur de la communauté juive dans son pays. C’est prodigieux de précision, jamais ennuyeux, avec le ton approprié. Car, Aude Terray n’occulte rien, elle décrit fidèlement un parcours, ne tombant ni dans la caricature, ni dans l’hagiographie. On pourrait aisément faire un portrait à charge, un peu pathétique et facile, d’une fille mal aimée par sa mère qui deviendra elle-même une mère si peu affectueuse et pourtant libératrice. L’auteur réussit à se placer à bonne distance, elle aime son héroïne sans la faire passer pour une victime ou une « sans cœur ». Elle lui redonne par son écriture sans graisse, une profondeur oubliée, un éclat vibrant. De ses amours contrariées avec Georges et Henry de Jouvenel, elle écrit : « La jeune femme semble fuir l’amour autant qu’elle le recherche. Comme si elle craignait de se perdre, de décevoir, d’être déçue ». L’historienne n’est pas dupe de ces succès : « certes, elle est un des auteurs à succès des années 1920, une des rares de sa génération à signer des contrats, mais ses rentrées d’argent sont loin de suffire à son train de vie, celui d’une femme de grand luxe qui ne saurait se passer de ses architectes et décorateurs, de ses jardiniers et de ses milliers de bulbes de fleurs annuels, de ses multiples robes et chapeaux, de ses coiffeurs et masseurs, de ses voyages, voitures et chauffeurs, de ses réceptions et bataillons de domestiques ». Les dernières pages sur les amitiés indéfectibles, les soutiens qui résistent quand le vent de l’Histoire a tourné, sa passion pour le « Grand Charles » et Churchill sont poignantes. En refermant cette biographie de belle allure, on a envie de lire cette princesse et de rencontrer enfin son style.

La princesse Bibesco – Frondeuse et cosmopolite – de Aude Terray – Tallandier

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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