Qui succèdera à Barack Obama à la Maison Blanche le 20 janvier 2017 ? Dans les deux camps, la première phase des élections primaires a été marquée par l’irruption, non prévue par les oracles, dans le peloton de tête des prétendants, de deux candidats pour le moins atypiques : le milliardaire Donald Trump chez les Républicains, et le « gauchiste » Bernie Sanders chez les Démocrates. Ces deux compétiteurs ont pour points communs de ne pas être des perdreaux de l’année – Trump est né en 1946 et Bernie Sanders en 1941 – et d’avoir effectué leur carrière en dehors de l’establishment, voire contre lui, dans l’immobilier pour Trump et dans la politique locale pour Sanders. Ni Trump ni Sanders ne sont encartés dans le parti dont ils sollicitent l’investiture pour les élections de novembre 2016. Bref, ce sont tous deux des « mavericks », des marginaux à forte tête, à l’image de Samuel Maverick, héros de l’indépendance du Texas et grand propriétaire foncier qui se refusait obstinément, dans les années 1850, à marquer son bétail, prétendument pour ne pas le faire souffrir, en fait pour s’approprier tout animal non marqué s’aventurant sur ses terres…
Là s’arrête leur ressemblance.[access capability= »lire_inedits »] Donald Trump est un tycoon de l’immobilier new yorkais, dont la tour du même nom, d’un mauvais goût achevé, se dresse fièrement dans l’Upper East Side, avec des répliques toutes aussi ostentatoires dans les principales métropoles des Etats-Unis et du Canada. Dans les années 80, il a défrayé la chronique people des médias, notamment en raison de ses relations conjugales tumultueuses avec le mannequin tchèque Ivana Zelnickova, dont il a divorcé avec fracas en 1992. Crédité (par lui-même) d’une fortune de 9 milliards de dollars, il se lance dans la course à la Maison-Blanche avec ses propres fonds, sans faire appel aux habituels financeurs des campagnes électorales.
Bernie Sanders est issu d’un foyer de la classe moyenne juive de Brooklyn, à New York. Au cours de ses études de droit et de science politique à l’université de Chicago, il s’engage dans les jeunesses socialistes et participe activement aux mouvements d’opposition à la guerre du Vietnam et de défense des droits civiques des Noirs. Enseignant dans le Vermont, un Etat de la Nouvelle-Angleterre de tradition progressiste, il participe à de nombreuses élections locales, sous la bannière du petit parti gauchiste Liberty Union Party. Sans succès. C’est sous l’étiquette « indépendant » qu’il gagne en 1981 la municipalité de Burlington, principale ville de l’Etat, poste auquel il sera réélu trois fois, avant d’accéder à la Chambre des représentants en 1988, et au Sénat en 2005. Son implantation locale est telle que le Parti démocrate renonce à lui opposer un candidat pour ne pas favoriser l’élection d’un Républicain.
L’âge n’a que très peu émoussé l’ardeur gauchiste de Sanders, qui se proclame « social-démocrate », une étiquette connotée rouge vif outre-Atlantique. Proche de Noam Chomsky, il croit encore à la lutte des classes, aux vertus des leaders tiers-mondistes et autres icônes de la génération anti-impérialiste des années 70 du siècle dernier. Il est détesté par les organisations juives en raison de ses virulentes critiques de l’Etat d’Israël.
Lorsque la course à l’investiture a commencé, les deux hommes étaient considérés comme des candidats « folkloriques » par l’élite politique et médiatique de Washington, obnubilée par le duel des héritiers qui se profilait pour novembre 2016, Hillary Clinton contre Jeb Bush. Les observateurs patentés n’ont pas vu arriver les mavericks dans le cercle des candidats sérieux à l’investiture.
Dès son entrée en lice au printemps 2015, Donald Trump bouscule le jeu républicain en ne respectant aucun des codes de langage, de posture et de tactique du monde politique traditionnel. Il fait le spectacle par ses tenues vestimentaires et capillaires (un toupet assumé) et des petites phrases assassines, dans un style populiste dépourvu de toute retenue. Les citations de Trump font le bonheur du web et des réseaux sociaux, provoquant des hoquets d’indignation chez les « libéraux » américains (équivalents de notre gauche morale), et la bruyante approbation du peuple de droite, de l’Amérique des banlieues aux fermiers du Middle West. Il fait le show, et le buzz, comme jadis Guignol dans son castelet lyonnais, cognant dur et tous azimuts sur une élite intellectuelle et politique qui l’a toujours méprisé : « Le grand problème de ce pays, c’est le politiquement correct, assène-t-il. Franchement, j’ai été tellement attaqué que je ne suis pas d’humeur à être politiquement correct. Et je crois que le pays tout entier n’est pas d’humeur… » Peu soucieux de s’attirer les bonnes grâces de l’électorat hispanique, il se déchaine contre l’immigration illégale des latinos du Mexique et d’Amérique du Sud : « Le gouvernement mexicain pousse les gens dont il ne veut plus vers les Etats-Unis. Ce sont, dans ne nombreux cas, des criminels, des violeurs et des trafiquants de drogue. Il y a, certes, des gens merveilleux venus du Mexique qui font de grandes choses dans notre pays, mais ils sont ici légalement, et sont sévèrement déstabilisés par les clandestins… » Il propose donc l’érection, aux frais du gouvernement mexicain, d’un mur hermétique fermant la frontière sud des Etats-Unis. Son slogan, « Que l’Amérique redevienne grande ! » (Make America great again !), lui tient lieu de programme économique et de politique étrangère.
Trump prodigue volontiers des conseils moraux à ses concitoyens, fustigeant les « losers » et exaltant la performance individuelle, la lutte pour la vie dans un monde de brutes : « Le monde est un endroit horrible. Les lions tuent pour manger, alors que les hommes tuent pour le sport. Les gens cherchent toujours à vous détruire, spécialement quand vous êtes au sommet. Nous avons tous des “amis” qui envient tout ce que nous possédons. Ils veulent notre argent, notre boulot, notre femme, notre chien… Et ce sont nos amis ! Nos ennemis sont encore pires ! Alors il faut se défendre. » Il bouscule jusqu’aux partisans du Tea Party, la tendance évangéliste et libertarienne des Républicains, en remplaçant, dans sa doxa populiste, les bondieuseries de la « Bible Belt » par cette morale cynique. Aujourd’hui, si l’on en croit les sondages, aucun des autres prétendants ne serait en mesure de lui contester la prééminence dans les premiers affrontements des primaires, ceux du New Hampshire et de l’Iowa, où se dessinent les tendances.
En face, Bernie Sanders, parti lui aussi tôt dans la course à l’investiture, surprend son monde par les foules de plusieurs dizaines de milliers de personnes qui se pressent dans les meetings qu’il organise à travers le pays, alors même qu’il est un quasi inconnu sur la scène nationale. Misant sur la déception provoquée, dans la gauche américaine, par la prudence d’Obama sur le terrain de la politique économique et sociale, et par ses échecs en matière de réduction des inégalités et de la discrimination raciale, il se pose en pourfendeur de Wall Street, en défenseur des travailleurs pauvres et d’une classe moyenne en voie de paupérisation dans une société dominée par le « 1 % » de milliardaires produits par la toute-puissance du capitalisme financier.
Sanders brise les tabous de l’individualisme américain, en proposant l’instauration d’un Etat-providence imité du modèle scandinave et la gratuité des études supérieures, financée par une taxe sur les transactions financières. Les contributions à sa campagne affluent, sous la forme d’une multitude de chèques à un seul zéro adressés par des fans de plus en plus nombreux. Son look vintage, sa chevelure ébouriffée, quoique clairsemée, tranchent avec le physique, lisse et surveillé par les communicants, de ses concurrents démocrates traditionnels, le soustrayant, lui le politicien blanchi sous le harnois, au discrédit généralisé dont pâtit la classe politique, jugée sévèrement par l’opinion publique pour sa proximité avec les « dominants » de la scène économique et médiatique. En tout cas, à moins d’un an de la désignation du candidat démocrate à la candidature présidentielle, Sanders apparaît comme le seul rival sérieux de la favorite, Hillary Clinton.
Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi des candidats si éloignés du courant central de la société américaine arrivent-il, au moins provisoirement, à faire « turbuler le système », semant la panique dans les états-majors politiques ? C’est tout d’abord la conséquence de la relative bonne santé économique du pays, que chaque visiteur des Etats-Unis peut constater en débarquant en New York ou à Los Angeles. La crise des années 2007-2008 a été surmontée, la reprise se constate par la multiplicité des chantiers en cours, dans les métropoles, comme sur les infrastructures du pays, le chômage est en baisse, et l’existence d’inégalités grandissantes ne peut gommer le fait que même les pauvres en profitent…
À la différence de ce qui se passait dans les campagnes électorales de la fin du xxe siècle, ce n’est pas le débat économique, ce « It’s the economy, stupid ! » qui fit gagner Bill Clinton contre George Bush père, qui détermine aujourd’hui le choix des électeurs. La campagne 2015 est le reflet des nouvelles angoisses du peuple américain, qui demande à être protégé des turbulences du monde, des désordres de la mondialisation, du terrorisme, de la déstructuration de la société traditionnelle. « It’s the ideology, stupid ! », tel est le nouveau mot d’ordre que Trump comme Sanders proposent, implicitement, à un électorat déboussolé. Et d’une certaine façon, c’est chacun sa nostalgie. Nostalgie de l’Amérique des pionniers, où l’individu ne doit son salut qu’à sa combativité et se méfie du pouvoir étatique, d’un côté, nostalgie de l’âge d’or d’une working class en mouvement arrachant aux oligarchies les clés du pouvoir et du bien-être de l’autre.
Il est possible que la mobilisation des appareils politiques traditionnels parvienne à stopper l’ascension des mavericks. L’affaire est déjà en bonne voie chez les Démocrates, où Hillary Clinton, débarrassée de l’hypothèque d’une candidature du vice-président Joe Biden, seul véritable héritier politique de Barack Obama, a réussi à surmonter les obstacles qui plombaient sa campagne (l’affaire des mails du Département d’Etat, le drame de Benghazi). Elle est parvenue, lors du premier débat télévisé des prétendants démocrates, à mettre Sanders en porte-à-faux, en pointant ses votes hostiles à la réglementation de la vente des armes à feu, sujet majeur de clivage dans la société américaine.
Cette normalisation est beaucoup moins probable chez les Républicains, où les déchirements internes, apparus dans toute leur âpreté lors du limogeage du Républicain modéré John Boehner de son poste de président de la Chambre des représentants (speaker), empêchent pour l’instant l’émergence et l’affirmation d’un opposant solide et crédible au bulldozer sans freins nommé Donald Trump. Si les choses devaient rester en l’état, Hillary Clinton, pourtant aussi mal aimée que son époux était populaire, aurait toutes les chances de devenir la première femme présidente des Etats-Unis d’Amérique.[/access]
*Photo : Scott Olson/Getty Images/AFP.
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