Terra Nova a fait deux cadeaux empoisonnés à la politique française : l’idée d’abandonner les classes modestes au profit des minorités ethniques, religieuses et sexuelles et l’organisation d’élections primaires pour désigner le candidat d’un parti. Comme quoi, on peut s’enorgueillir du titre prétentieux de think tank et penser bêtement. De la première idée, on a vu le brillant résultat le 25 mai : les classes modestes et qui aimeraient bien être laborieuses ont été voter ailleurs.
La seconde idée est tout aussi catastrophique. Personne, à ma connaissance, n’a remarqué que c’était le grand perdant de la primaire socialiste de 2011 (Valls, 5,63 % des voix, avant-dernier devant le transparent Baylet) qui est devenu premier ministre en mars 2014 pour porter secours au grand gagnant (Hollande, 39,17 %). Nul doute que l’homme en train de se noyer entraînera très vite son « sauveur » au fond des eaux noires de l’impopularité. C’est sans doute le but de la manœuvre.
Donc, François Hollande a été choisi en 2011 puis 2012. Quand un homme aussi intelligent que Philippe Bilger avoue candidement qu’il a voté pour lui à cause de sa bonne bouille, on en tombe, non pas du placard, mais du World Trade Center. Beaucoup de gens ont dû faire comme lui, mais n’ont pas eu la franchise de l’avouer. Après Sarkozy tout en pointes et en angles aigus, enfin un brave rondouillard ! Qu’on relise le portrait au vitriol que fait de lui Michel Houellebecq dans Plate-forme et on verra ce que cachent ces rondeurs avenantes.
Les primaires socialistes ont joué sur ce qu’il y a de plus superficiel dans la démocratie : les fluctuations de l’opinion, un visage captant bien la lumière à la télévision, le son d’une voix. Échec total, et le perdant à la rescousse deux ans plus tard ! Côté UMP, ce n’est guère mieux. Les primaires de 2013 ont poussé un brave homme certes très ambitieux, une des gloires de Meaux avec la moutarde, dans les bras de la délinquance. Et on voudrait nous faire croire que la marche victorieuse de la démocratie écrase tout sur son passage et passe obligatoirement par des élections primaires ! Alain Juppé, meilleur esthète des quais de Bordeaux qu’homme d’Etat, voudrait l’élection d’un président du parti puis celle d’un candidat à la présidentielle de 2017. Guerre certaine entre les deux personnages : coups bas, phrases perfides, comptes truqués, amis doubles et agents triples.
Et si nous réfléchissions un peu ? Si nous regardions de l’autre côté du Rhin et des Alpes ? La démocratie française n’a plus de leçons à donner à personne, en revanche, elle peut en recevoir beaucoup des autres. Mme Merkel n’est pas sortie du chapeau d’une primaire. Oh, quel beau brushing elle a aujourd’hui, et ce corsage si maternel et si rassurant, je vais voter pour elle ! Angela alias Mutti était paraît-il une « tueuse » qui a éliminé systématiquement ses rivaux à la présidence de la CDU. Elle l’a fait par des moyens légaux, contrairement à Jean-François de Meaux. Matteo Renzi a tout bonnement débarqué Enrico Letta, ôte-toi de là que je m’y mette et pas question de primaires, per favore.
Donc, la prime au plus acharné, au plus retors, au plus manœuvrier. Et pourquoi pas ? Ces qualités machiavéliennes valent bien le brushing ou la rondeur des joues. Il n’y a qu’à voir l’incapacité totale du président actuel à manœuvrer ses opposants dans le parti socialiste. La Vème République veut un parti majoritaire de godillots, Mitterrand en avait parfaitement pris la pointure et professait un mépris souverain pour ses députés. La Vème est comme ça, le scrutin majoritaire et les béni-oui-oui au parlement, c’est dans son ADN, pour reprendre une métaphore très usée. Sinon, retour à la case départ, la IVème et ses majorités de trois semaines.
L’histoire de la démocratie oppose depuis longtemps l’Athènes classique et la Grande-Bretagne, la démocratie directe et la démocratie parlementaire. Athènes a été rongée puis détruite par la démagogie. On ferait bien de réfléchir sur ce concept et de l’utiliser autrement que pour critiquer Mme Le Pen. Passée la glorieuse période de Périclès, Athènes a été sans cesse en butte à la démagogie. Celle-ci a fait boire la ciguë à Socrate et a lancé la catastrophique expédition de Sicile parce que son promoteur, Alcibiade, était beau gosse. De la démagogie chez les premiers ministres britanniques ? Je n’en vois pas trace, renseignez-moi s’il vous plaît. Le fameux « Je vous promets du sang et des larmes » est l’antipode même de la démagogie.
Je vois bien le problème. Comment convaincre les Français que la démocratie directe, la « démocratie participative » selon la très démagogique formule d’une ancienne concubine présidentielle, est moins efficace que la démocratie tempérée par des relais, par des jeux d’appareils dans les partis, par l’affrontement des idées et des charismes des leaders qui veulent arriver au pouvoir ? L’égalitarisme forcené régnant en France fait ici aussi des ravages : ma voix vaut bien celle d’un homme politique pour désigner un candidat à la présidentielle, nom d’un chien ! Chantal Delsol, dans un article trop peu remarqué de Causeur, a défini « l’idéologie de l’apostat ». Chez nous, toute nouveauté, fût-elle absurde, est forcément supérieure à ce qui se faisait avant. On en voit les dégâts partout, dans la pédagogie de l’Education Nationale, dans l’Eglise Catholique (ah, les messes de Pâques où l’on remplace la célébration de la Résurrection, trop suspecte de surnaturel, par d’insipides baptêmes en série!), et en politique, justement avec le succès des primaires. Une absurdité française, comme les 35 heures, dont les autres Européens se méfient.
Puisque l’Incarnation est capitale en politique comme en christianisme, puisqu’il faut un visage pour capter l’intérêt des foules, célébrons les mérites de Mme Merkel et de M. Renzi et abolissons les primaires.
*Photo: CHAMUSSY/SIPA/00626339_000013
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !