L’initiative de l’avocat d’affaires David Guez à l’origine de la fondation du site LaPrimaire.org pouvait a priori paraître intéressante. Pour beaucoup d’électeurs, l’idée que l’élection présidentielle de l’an prochain pourraient n’être que la revanche des précédentes, avec les mêmes acteurs principaux, a quelque chose de profondément déprimant. L’idée d’injecter un peu de « sang neuf » en faisant émerger une personnalité forte de la société civile dans le jeu politique est séduisante. Le processus est en marche : des 200 candidats déclarés après le lancement du site en octobre, 16 sont encore en lice après avoir obtenu le soutien de 500 internautes. Un vent frais semble gonfler les voiles de la démocratie nouvelle, et donne envie d’aller y voir de plus près. Hélas, la lecture des programmes des compétiteurs ne déclenche aucun enthousiasme roboratif, et engendre plutôt un ennui dégrisant.
L’impétrant doit cacher ses compétences
Il est difficile de voir poindre là quelque nouvel homme d’Etat ; ceci dit… même s’il y en avait un ! Car on ne peut rien dire de la qualité des candidats (encore que la brièveté et la rusticité de certains « programmes » soit de nature à engendrer quelques doutes sur le sérieux de leurs auteurs). Et cela pour deux raisons. La première tient à la procédure elle-même : très peu d’éléments d’appréciation sont fournis et, surtout, il n’y a pas de débats contradictoires pourtant indispensables en démocratie (ne parlons pas des appréciations des internautes pour rester un peu sérieux). Plus profondément, tout ce qui est « civic tech »[1. La « civic tech » est l’usage de la technologie dans le but de renforcer le lien démocratique entre les citoyens et le gouvernement (définition Wikipédia).] s’inscrit dans la nouvelle idéologie dominante, à forte composante populiste, dans laquelle la mise en cause des élites est essentielle (nous y revenons plus bas). Il serait suicidaire pour les candidats de prétendre s’y inscrire ; il faut pour obtenir quelque agrément dans ce genre d’exercice passer sous la toise de la médiocrité obligatoire. Machiavel affirmait qu’« il n’est donc pas nécessaire à un Prince d’avoir toutes les qualités dessus nommées, mais bien il faut qu’il paraisse les avoir. » On pourrait aujourd’hui le retourner en soutenant que pour obtenir la confiance de ses semblables (au moins sur Internet) un prétendant à un poste politique se doit de cacher soigneusement ses éventuelles compétences. Une toute petite expérience des forums (ou des sites de courriers des lecteurs des journaux) suffit à l’éprouver : il suffit d’avouer un titre universitaire pour s’y faire injurier. D’ailleurs, un des candidats ne s’y trompe pas et refuse de dire quoi que ce soit de sa biographie. La plupart font manifestement sur ce plan profil bas….
Une foi absolue dans le numérique
Une procédure qui ne donne aucun élément pour juger de la qualité des candidats, c’est tout de même gênant ! En revanche, ils pratiquent tous la façon contemporaine de construction de la notoriété par la visibilité : tous exhibent leur identité numérique, en donnant les liens vers leur site Web, leur page Facebook et/ou Linkedin, leur compte Twitter, leur blog… Certes, ils donnent également des liens vers leurs éventuelles publications, mais là encore, aucun élément de « consécration » éditoriale ne les valide (les ouvrages sont rarement référencés par Amazon ; s’ils sortent des frontières du virtuel, on imagine qu’ils ont été tirés à compte d’auteur). Comme si un simple blog équivalait à la publication par une grande maison d’édition ! Comme si le nombre de clics obtenus prévalait sur les compétences éprouvées : Internet est le lieu typique qu’aurait adoré Baudrillard, qui n’a pu en voir que les prémices : celui du simulacre permanent.
Partant de là, il n’est guère étonnant que ce qui fait la quasi-unanimité des candidats, c’est la foi absolue dans le numérique ; plus de la moitié l’affirment, d’autres le sous-entendent (Forcément ! Sinon ils ne seraient pas là !). On y voit la réponse magique à tous les problèmes de l’époque, la façon de sauver toutes les institutions en crise : la santé, la justice, l’école, les territoires, l’administration, etc. L’un d’entre eux affirme la nécessité d’une e-République, avec à sa tête un « président numérique ». La conséquence majeure de cette posture obligée est l’absence totale de réflexion critique sur l’envahissement de la société par le tout-numérique. Cela s’impose pourtant à tout candidat prétendant maîtriser le changement social (étant entendu qu’une approche critique n’équivaut pas forcément à un rejet pur et simple de la modernité technologique).
Des discours formatés par et à Internet
Et cela se poursuit, donnant l’impression déprimante d’un copié-collé permanent : du déjà lu, déjà entendu un peu partout. Si de telles démarches débouchent sur de la nouveauté, ce ne sera pas celle des idées ! Cela aussi est caractéristique de l’époque, avec des esprits formatés par et à Internet : on sait qu’il est possible avec certains logiciels de composer de la musique sans connaître un rudiment de solfège, et sans posséder de don particulier : il suffit d’assembler les « samples » fournis. Ici, les programmes présidentiels sont faits de prélèvements de propositions déjà faites un peu partout, largement banalisées, et assemblées de façon plutôt aléatoire d’ailleurs : la cohérence, le fil directeur ou, pour parler à l’ancienne, le « dessein » ne sont guère perceptibles… Ces « programmes » sont juste des petites variations sur « l’air du temps », en quelque sorte, avec leur contingent de fausses notes (quelques bizarreries enfantées par les lubies de leurs auteurs).
C’est une évidence, lorsqu’on y réfléchit un peu (ce que pourtant il semble qu’on ignore toujours), que le débat politique ne porte pas sur la réalité, mais sur les représentations de cette réalité, et que ces représentations sont la matière sur laquelle se construisent les opinions, qu’elles sont le vrai enjeu des compétitions politiques. En d’autres termes, les faits passent à travers le prisme déformant que forme la nébuleuse des médias et d’Internet. Il est heureusement possible de corriger ces distorsions — lorsqu’on en prend conscience — par le travail et quelques exigences méthodologiques. Il y a des ouvertures vers la réalité dans cette nouvelle grotte technologique fonctionnant comme celle de Platon. Et on peut attendre de gens qui ont la prétention de se hisser au niveau d’un président de la République de faire ce travail ; dans le cas qui nous intéresse ici, il n’en est rien. On se cogne lamentablement sur le plafond de la grotte dont on ne franchit pas le niveau : on entend l’écho des discours du parti des médias, et les poncifs des échanges sur les réseaux sociaux (qui ne sont pas non plus forcément des bêtises ; ce n’est pas la validité des propositions qui est en cause, mais le fait qu’elles sont prises comme évidences, sans examen critique ; c’est le « ça va de soi » qu’évoquait souvent Bourdieu).
Les élites mises au pilori
Le trait le plus caractéristique de cette pensée balisée est la mise en cause des élites. Aucune surprise : on y lit le pur reflet des sondages, comme d’ailleurs sur l’ensemble des questions abordées (un seul candidat se distingue notoirement en prenant des positions ultralibérales dogmatiques, et plutôt provocatrices à l’époque où le FMI ou d’autres libéraux notoires se convertissent à reconnaître une certaine nécessité de l’Etat). On trouve donc un petit condensé du populisme ordinaire, avec des connotations revanchardes. Toutes sortes de propositions punitives sont émises en ce sens : suppression des grandes écoles, de l’ENA, des grands corps de l’Etat… Parfois, les fonctionnaires sont jetés dans leur ensemble sur la même charrette, et sont également voués à l’extermination. Quand on aborde les politiques, la convergence est encore plus forte (toujours dans le sens du vent des sondages) ; les guignols de l’info qu’essayent d’incarner les politiciens ont leur ration de coups de bâton ; plus de la moitié des candidats participent au jeu de massacre homologué : diminution du nombre de députés, de sénateurs, (ou suppression du Sénat, cette planque pour fin de carrière de ces politiciens-profiteurs), baisse de leurs rémunérations, suppression de leurs privilèges, etc. Evidemment on y retrouve le poncif éculé que la politique ne doit pas être un métier (cette affirmation fait par ailleurs quasiment l’unanimité dans l’opinion ; il faudrait pourtant y regarder de plus près : doit-on promouvoir l’amateurisme politique dans un monde hyper-complexe ?), l’interdiction du cumul des mandats, la limitation de leur durée, etc. Ok, encore une fois, notre classe politique n’est pas irréprochable, mais croit-on vraiment que ces antiennes vont suffire à nous sortir de l’ornière ? Si les piliers d’un pont sont pourris, est-ce en les éradiquant que le pont tiendra mieux ?
Pour le reste, beaucoup de portes ouvertes sont enfoncées : presque tous revendiquent le revenu de base, ou revenu universel ; idée certes intéressante, mais surtout très « à la mode » ; les incontournables nécessités de sortir du tout-nucléaire, de faire des économies d’énergie, d’instaurer un service civique, de relancer l’Europe, de centrer l’école sur ses missions essentielles, de développer l’économie collaborative nourrissent la litanie des réformes incontournables. Prophétie : tout cela est tellement prévisible que dans un avenir proche, l’intelligence artificielle d’un robot sera largement capable de construire un programme au moyen d’algorithmes alimentés par les informations des journaux télévisés, les sondages, les discussions sur les réseaux sociaux…
« Penser comme les autres »
N’accablons pas ces candidats de LaPrimaire.org, leurs programmes ne sont qu’un échantillon d’une nouvelle modalité de pensée standardisée, dans les milieux se croyant « progressistes », dont les élucubrations des nuit-deboutistes étaient une autre illustration, et que dans un article précédent j’avais qualifié de « fondamentalisme démocratique »[2. « Nuit debout ou le fondamentalisme démocratique », Causeur mai 2016.]. C’est la sécrétion programmatique du terreau populiste, dans lequel germe désormais la vision du monde de la plupart de nos contemporains, et dont le recours aux nouvelles technologies, loin de l’en libérer, en renforce au contraire l’enracinement.
La « civic tech » est un monde virtuel dans lequel les représentations restent enfermées autant que celles des poissons dans leur aquarium. Il n’y a plus de brèche autorisant l’envolée de la pensée vers la lumière. Toute aspiration lyrique à la construction d’un autre monde est désormais impossible : le plafond de notre grotte high tech est fait de verre poli, nous renvoyant nos propres images. Le « penser par soi-même » cher aux philosophes est devenu dans cette nouvelle idéologie l’impératif catégorique de « penser comme les autres ». En 1968, on revendiquait l’imagination au pouvoir : il risque d’être demain livré aux diatribes des perroquets.
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