Et tout d’un coup, en 2017, lui qui avait aimé la politique, et même son jeu, ses intrigues, ses machiavélismes, à la façon dilettante dont on peut aimer les échecs ; lui qui l’avait aimée, aussi, parce qu’elle était en quelque sorte l’incarnation fraîche et parfois menteuse comme une jeune fille, de son engagement communiste ; il se sentit pris d’une immense lassitude, d’un immense désintérêt qu’il attribuait tantôt à l’âge qui rendait moins vif le feu des passions amoureuses comme celui des idées politiques, feux parfois similaires à l’extrême, – et il s’aperçut d’ailleurs à cette occasion qu’il avait moins souffert de ne plus aimer Odette que s’il avait eu dix ans de moins – ; moitié au spectacle effectivement dégoûtant de la stupidité propre à l’Ordre Moral mêlé au libéralisme déjà vainqueur puisque accepté de fait par tous ces jeunes gens ubérisés, semblables à ces oiseaux pris dans la glu, grives macronisées sans le savoir, acceptant leur servitude à condition qu’on leur laissât et même qu’on les encourageât à l’appeler liberté, nomadisme, ouverture à l’autre, agentivité.
Un Swann désabusé et épuisé
Swann comprenait, de même qu’Odette n’était plus désormais qu’un pincement de loin en loin, n’était que l’image passagère d’un visage enfoui dans un oreiller qui lui souriait le matin ou, nue, mettant sa chemise à lui jetée sur le parquet la veille au soir et allant préparer le thé, ou encore une certaine manière de s’encadrer en lunettes noires dans une fenêtre transformée en tableau comme lors de l’un de leurs derniers voyages à Balbec, Swann comprenait, donc, que son goût pour la politique allait disparaître en s’estompant, ne revenant que de loin en loin, comme Odette revenait dans quelques situations emblématiques, mais de plus en plus nimbées de l’irréalité des souvenirs, irréalité qui grandissait avec leur éloignement dans le Temps, comme à l’époque où Swann avait cru tout à nouveau possible avec le Front de Gauche, vers 2009.
Et, comme les hommes désabusés mais autrefois enthousiastes, qui ne veulent plus être embarrassés quand on parle devant eux de leur passé, il affectait de plus en plus une forme d’ironie détachée en espérant qu’elle passât pour une forme supérieure d’esprit ou de lucidité alors qu’en son for intérieur, le communisme, qui restait la grande affaire de sa vie mais dont plus personne ne voulait parler ou ne pouvait penser dans ses implications réelles, aussi réelles qu’un bain de mer au printemps dans la Manche encore glacée mais qui fait naître une jeunesse nouvelle, le communisme donc qu’il aimait d’un amour désespéré, presque poétique, allait faire de lui, avait fait déjà de lui, un de ces personnages de Balzac, comme dans le Cabinet des Antiques ou de Barbey d’Aurevilly dans le Chevalier des Touches, qui vieillissent avec leurs rêves épiques et impossibles de sociétés disparues, de sociétés qui n’ont peut-être même jamais existé que dans leur imagination, et se retrouvent dans les salons de sous-préfectures endormies où l’on parle tard à voix basse, dans une atmosphère à la fois douillette, confortable comme un fauteuil Voltaire, et discrètement désespérée alors qu’on ressert un dernier cognac car il est déjà minuit.
A la recherche du temps perdu, tome 1 : Du côté de chez Swann
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