Certes, on ne s’ennuie pas. Et en dépit des mines graves qu’on prend pour observer « la déliquescence », « l’indignité » ou « l’abaissement », les Français savent aussi s’amuser de ce feuilleton plus palpitant que n’importe quelle série télé. Scandales, intrigues, complots, poignards dans le dos et coups tordus, trahisons et ralliements. Les dagues et les fioles ont laissé la place aux dossiers – après tout, le soupçon détruit aussi bien que le poison. Paris bruisse de rumeurs et de conspirations. Encore qu’avec les réseaux sociaux, il faille plutôt parler de vacarme.
Après les attentats islamistes et le délabrement qu’ils ont révélé dans les fondations républicaines de l’islam de France, beaucoup redoutaient une campagne plombée par la question identitaire, dont ils croient qu’elle ne saurait avoir de bonne réponse. D’autres se réjouissaient à l’idée qu’on parle enfin, même pour s’engueuler, de ce qui fait de nous un peuple, examen d’autant plus nécessaire que la réponse est de moins en moins évidente – une histoire commune, des valeurs partagées, fort bien mais lesquelles ? Or il en aura finalement été assez peu question et plutôt sous l’angle fort consensuel du « régalien », terme qui chatouille moins les narines de la gauche délicate qu’« identitaire ». Et même la proposition de Marine Le Pen d’interdire tous les signes religieux dans l’espace public n’a pas fait monter la température, ses concurrents se contentant de quelques formules à prétention morale ou sanitaire, comme « esprit étroit » ou « vision anxiogène », dont les scores frontistes montrent pourtant l’innocuité. Certes, le revolver Le Pen est déjà braqué sur la tempe des électeurs, sommés, à l’image de Manuel Valls, de ne « prendre aucun risque pour la République ». Mais même ceux qui invoquent le danger ne semblent pas y croire. Quant aux électeurs, soit ils n’y croient pas non plus, soit ils ne le craignent pas, on le saura très vite.
“Les éminences des médias – et leurs actionnaires – voient en Macron le plus aimable défenseur de la seule politique possible“
En attendant, des empilements de mesures, même baptisés « projets », ne font pas une vision de et pour la France, dont on a eu l’impression qu’elle était la grande absente de la campagne, en tout cas dans les médias. Avec une cocasserie dont ils n’avaient pas conscience, les journalistes se sont abondamment plaints que l’affaire Fillon les avait empêchés de parler du fond. On tremble en imaginant les pressions qu’ils ont subies pour inventer autant de unes, noircir autant de pages et occuper autant d’heures avec ces vulgaires histoires d’argent au détriment du fond qui les passionnait tant. On ne reviendra pas sur les faits reprochés à François Fillon dont la gravité m’apparaît bien moindre qu’à la plupart de mes contemporains, étant en effet résignée à ce que nos gouvernants soient des êtres humains. En tout cas, l’affaire a fait des petits – les fuites de l’enquête sur la première nourrissant de nouveaux soupçons, qui alimentent de nouvelles fuites… –, permettant de tenir en haleine le lecteur/électeur : après la femme, les enfants, après les enfants, le « château », après le château, la montre, puis les costumes… Le 24 janvier, la meute a planté ses crocs dans la gorge du candidat. Depuis, elle n’a pas relâché sa prise.
Cependant, de nombreux journaux et médias ont mandé des journalistes-explorateurs aux quatre coins du pays pour sonder les cœurs et les reins. Dans Libé, cela a donné une rubriquette appelée « La France invisible vue de… ». Entassée dans une page bric-à-brac, elle n’était pas beaucoup plus visible, mais l’intention y était.
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Le 14 mars, le quotidien relatait sur deux pages l’audition du candidat devant les trois juges chargés de son cas sous le titre « Fillon mis en examen, le show continue ». Un peu plus loin, la France invisible était vue ce jour-là d’un lycée professionnel d’Auteuil. La rubrique était titrée, d’après une citation d’un élève : « Fillon, c’est le seul qui parle des classes moyennes. » Mais pour les journalistes de Libé et d’ailleurs, Fillon n’a pas[access capability= »lire_inedits »] le droit de parler de quoi que ce soit. Comme l’a martelé Christine Angot, dans L’Émission politique du 23 mars, sous le regard, ébahi ou ravi on ne sait, de David Pujadas, avec de tels salauds on ne dialogue pas, on cogne. Et on se lève en ricanant de leurs prétendues souffrances : pour souffrir, il faudrait qu’il ait une âme. Ce permis de haïr, délivré par un (mauvais) écrivain de renom avec la complicité du service public de l’audiovisuel à moins que ce ne soit l’inverse, avait de quoi glacer les âmes les mieux trempées. Il a été salué comme un grand moment de télévision. Jean-Michel Aphatie s’est pâmé : « Elle a cassé les codes de la télé et cela a fonctionné. » L’inénarrable Mme Angot (dont Alain Finkielkraut règle magistralement le cas pages 32-35) s’est autorisée à parler comme on rend la justice : au nom du peuple français. Qu’elle me permette de lui demander, également au nom du peuple français, d’arrêter de nous casser les codes. Et au passage qu’elle s’épargne le ridicule d’invoquer la littérature, comme si les romans aimaient les bas-bleus et les âmes pures.
L’ahurissante logorrhée verbale de Christine… par Lopinionfr
L’ancien Premier ministre est peut-être pris au piège qu’il a lui-même mis en place en plaçant sa candidature sous le signe de la vertu. En réalité, la campagne contre lui n’aurait pas été moins violente s’il s’en était abstenu. Le 1er mars, il devient pour de bon le coupable idéal. Alors qu’on attend sa déclaration pour midi, certains, dans la salle de presse de son QG, ont déjà écrit leur papier sur la démission du candidat, la seule décision raisonnable, répètent-ils la mine satisfaite. Après une longue attente qui met les nerfs des chefs d’édition au supplice, les paroles du candidat sont une douche froide : « Je ne céderai pas, ne me rendrai pas, je ne me retirerai pas. » Sourd aux injonctions, Fillon attaque la presse et dénonce le traitement grand luxe que lui réservent les juges. Des confrères se regardent, incrédules. Comment ose-t-il, alors qu’eux répètent, depuis des semaines, qu’il ne pourra pas se maintenir ? C’est sans doute à ce moment-là que le parti des médias, ivre d’une rage décuplée par la bonne conscience, bascule entièrement du côté de Macron, l’opportunisme politique s’accordant parfaitement pour une fois avec la cohérence idéologique. Les éminences de la profession – et leurs actionnaires – voient en Macron le plus aimable défenseur possible de la seule politique possible. Il porte l’idéal européen, s’émerveillent-elles, ce qui signifie qu’il est celui qui fera le mieux passer dans les gosiers étriqués du bon peuple la pilule de la mondialisation.
Bien sûr, elles se gaussent, ces éminences, lorsque Fillon se décrit comme un rebelle, mais il faut du courage pour les défier. Après la manifestation du Trocadéro, sans doute la mieux élevée de toute la Ve République, mes aimables confrères parlent de foule radicalisée et Pierre Rosanvallon sonne l’alarme dans Le Monde : la démocratie est en danger ! Le populisme est à nos portes ! Ainsi, le mot « populiste », déjà fort utile pour disqualifier le populo, permettra désormais d’interdire toute question sur le travail des juges et des journalistes. Il serait populiste, donc, de se demander si des magistrats ont placé le candidat de la première force d’opposition sur écoutes. Populiste, encore, de s’interroger sur la provenance des informations de la presse ou ses méthodes d’investigation. Et c’est pour ne pas nourrir l’hydre populiste que les trois auteurs de Bienvenue place Beauvau ont sabordé leur livre en expliquant qu’ils n’avaient pas écrit ce qu’ils avaient écrit, à savoir que de nombreux fils menaient des affaires qui ont empoisonné la vie de Nicolas Sarkozy jusqu’à l’Élysée. Certes, il n’est pas question de l’affaire Fillon qui a éclaté après l’impression de l’ouvrage mais on voit mal pourquoi les canaux qui ont fonctionné jusque-là auraient été soudainement fermés. Les rares voix qui pointent les nombreuses anomalies du dossier, comme celle de François Falletti, l’ancien procureur général de Paris, dans Le Figaro, ne sont évidemment jamais relayées. Racaille populiste, vous dit-on.
Les innombrables accusateurs de Fillon ont répétépréventivement que, même s’il était élu, il ne serait pas légitime. Ce qui signifie non seulement qu’il est condamné avant d’être jugé, mais aussi que l’opinion de ces grands esprits devrait plus compter que le suffrage populaire. Désolée, l’avis des ploucs matters. De plus, ce raisonnement spécieux pourrait aussi valoir pour Macron : s’il s’installe à l’Élysée, nombre de Français penseront (peut-être injustement) qu’il ne le doit pas à son talent, mais à une opération de basse police politique. Le parti des médias pourrait donc réussir à plomber à la fois Macron et Fillon – et ne parlons pas de Marine Le Pen qui est illégitime par essence. Bref, ça démarre fort. Pour le combat à la loyale que nous étions nombreux à espérer, vous repasserez. Dans cinq ans.
Alain Finkielkraut réagit à l’Émission… par causeur
Dans les cuisines de Causeur
Est-ce l’ombre portée du 11 janvier ? Le tricolore et La Marseillaise font recette jusque dans les meetings de la gauche. Mais cette débauche de symboles ne suffit pas à définir notre identité collective. Alors que nombre d’électeurs sont encore indécis sur leur vote, nous avons voulu contribuer à les éclairer en demandant aux principaux candidats de développer, au-delà des mesures annoncées, leur vision de la France et de ce qui fait le « nous » français. Quel dosage d’ancien et de nouveau ? Quelle place pour l’histoire et quelle place pour le droit ? Que faire pour endiguer la montée du fondamentalisme islamique ?
Si Nicolas Dupont-Aignan a pu recevoir Daoud Boughezala, ce dont nous le remercions, les autres entretiens ont été réalisés par écrit. Nous avons adressé des questions personnalisées à François Fillon, Benoît Hamon, Marine Le Pen, Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon. Lequel ne nous a jamais répondu. Macron a, d’après ses conseillers, rédigé lui-même ses réponses, Le Pen et Fillon les ont relues et amendées. Quant à Benoît Hamon, le texte promis n’est jamais arrivé, mais nous le publierons volontiers sur le site.
Le résultat n’a pas toujours la saveur d’un dialogue vivant. L’écrit permet, plus facilement que le face-à-face, de noyer le poisson. Reste que, au-delà de ce qui les sépare, tous admettent qu’il y a une crise de l’intégration (ce n’était pas gagné), en appellent à la fierté nationale et à la défense de la langue française. Rien, bien sûr, ne garantit que ces belles paroles seront suivies par des actes. Mais voir le drapeau français brandi et honoré plutôt que moqué, insulté voire brûlé, aura été l’un des petits plaisirs de cette campagne. Ne le boudons pas. •
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