On prête chez nous peu d’intérêt aux élections dans les pays d’Europe centrale et orientale, sauf quand elles donnent matière à se faire peur à bon compte, comme dans la Hongrie de Viktor Orban et du parti néo-nazi Jobbik. Depuis que les héros de la dissidence anticommuniste, comme Lech Walesa ou Vaclav Havel, ont quitté le pouvoir, ces pays sont sortis de nos écrans-radars . Ils mènent leur petite popote démocratique dans leur coin, et leurs dirigeants se succèdent sans avoir eu le temps de laisser une empreinte hors de leur terroir d’origine. Les anciens communistes se sont très souvent métamorphosés en sociaux-démocrates affairistes, et les conservateurs tentent, avec plus ou moins de succès, de mobiliser les passions nationalistes de populations avant tout préoccupées de réussite individuelle et de bonheur familial.
Résultat : on s’est lassé de ce jeu démocratique auquel on avait aspiré avec tant de force dans les jours exaltants de novembre 1989. Gauche, droite, centre… quelle importance ? En un quart de siècle, les peuples de la nouvelle Europe ont pu observer l’inanité de ces catégories de la science politique classique auxquelles les vieilles démocraties occidentales s’accrochent encore désespérément. Pratiquant l’alternance en accéléré, Tchèques, Slovaques, Polonais et autres Slovènes ont pu constater que la corruption, l’incompétence, la médiocrité des dirigeants étaient également distribuées sur tout l’échiquier politique. Et ils en ont tiré les conséquences : une abstention qui augmente de scrutin en scrutin, et l’ascension fulgurante de personnalités issues du monde des affaires, ayant bâti leur fortune et leur notoriété sur le terreau de la décomposition du système communiste.[access capability= »lire_inedits »]
Andrej Babis, fils de haut fonctionnaire économique de l’ancien régime tchécoslovaque, est devenu milliardaire en privatisant, à son profit, la plus grande partie du complexe industriel agro-chimique de son pays. Avec un sens aiguisé du paradoxe, il se lance en 2013 en politique en créant un parti sous le sigle ANO, acronyme tchèque pour « Association des citoyens mécontents », qui devient, dès sa première participation aux élections législatives d’octobre 2013, la deuxième formation du pays avec près de 20% des voix, talonnant le Parti social-démocrate. Il est aujourd’hui l’homme fort du gouvernement, vice-premier ministre en charge de l’économie. Sa volonté de gérer le pays comme une entreprise semble très bien convenir à des Tchèques échaudés par les frasques idéologiques de leur ancien président Vaclav Klaus, émule de Margaret Thatcher et anti-européen rabique. De plus, ils le pensent imperméable à la corruption qui gangrène la classe politique et l’administration tchèques : trop riche pour être tenté par les misérables prébendes empochées par ses prédécesseurs à l’occasion de marchés publics faisandés.
Quand Prague tousse, Bratislava s’enrhume : pour ne pas être en reste avec leurs cousins tchèques envers lesquels ils souffrent toujours d’un complexe d’infériorité, les Slovaques, à la surprise des chancelleries occidentales toujours en retard d’un train, se sont dotés récemment d’un nouveau président de la République, Andrej Kiska, lui aussi issu du monde des bonnes affaires. En dix ans, de 1996 à 2006, grâce aux énormes profits réalisés dans le crédit à la consommation à des ménages avides de biens dont ils avaient été privés au temps du communisme, il a fait son entrée dans la catégorie des multimillionnaires en dollars. Retiré des affaires fortune faite, il endosse le costume de philanthrope à la tête de sa fondation Dobry Anjel (« Le Bon Ange »), qui prend sous son aile les laissés-pour-compte de l’économie de marché. Il se définit comme « centriste sans étiquette », ce qui le dispense de fournir à ses électeurs la moindre aspérité idéologique à laquelle ils pourraient se raccrocher, pour y adhérer ou la contester…
On ne s’en étonnera pas, les espoirs de ceux qui rêvent, à Kiev, de voir l’Ukraine échapper à la mainmise de Poutine se tournent aujourd’hui vers un tycoon local : Petro Porochenko, qui a fait fortune dans le chocolat et la confiserie, est devenu en un éclair le favori de l’élection présidentielle du 25 mai. Pour les Ukrainiens, son argent, au moins, ne sent pas le gaz, corrupteur universel de tous les dirigeants qui se sont succédé au pouvoir depuis l’indépendance.
On aurait tort de se gausser, chez nous, de ces peuples confiant leur destin à des hommes dont l’énergie s’était jusque-là employée à construire, en une demi-génération, des fortunes personnelles considérables. Nous vivons dans l’illusion que, dans nos démocraties, les hommes de valeur et de talent sont confrontés à un choix qui les engage pour la vie : faire fortune ou briguer les plus hautes fonctions de la République. L’ascétisme (relatif) exigé par la carrière politique trouverait alors sa compensation dans la jouissance procurée par l’exercice du pouvoir, et l’espoir de voir son nom perpétué honoré sur les plaques de rue et au fronton des écoles. Il semble que nombre d’hommes politiques de premier plan ne voient plus les choses de cette façon. Le modèle de Cincinnatus retournant cultiver son modeste champ après avoir sauvé la patrie romaine n’a pas survécu à la déconfiture des humanités classiques dans nos écoles. Accéder au sommet de l’État, ce qui demande des années d’efforts et de sacrifices, mérite bien qu’une fois expiré le CDD accordé par les électeurs, on puisse utiliser les compétences – et plus encore les relations – acquises dans les fonctions occupées pour rester dans la course des riches et puissants. Ce n’est pas avec une retraite cumulée de 10 000 ou 20 000 euros mensuels qu’un politicien de haut rang peut continuer de jouer dans la cour de la jet-set mondiale. Tony Blair et Gerhard Schröder ont donné le signal : ils ne se contentent pas, comme Bill Clinton, de toucher les dividendes de leur carrière passée en donnant des conférences à 200 000 dollars le cachet.
Les entreprises de conseil qu’ils ont fondées dès leur départ du pouvoir engrangent des bénéfices annuels impressionnants : 20 millions de livres en 2013 pour l’ancien premier ministre britannique, à peu près autant pour l’ancien chancelier passé sans transition au service de Gazprom après sa défaite, en 2005, face à Angela Merkel. L’icône des Verts allemands, Joschka Fischer, ancien ministre des Affaires étrangères, met aujourd’hui tous ses talents rhétoriques et relationnels au service de Siemens, BMW, et du géant allemand de l’énergie RWE, entreprises dont la fibre écolo est bien connue, pour un bénéfice annuel de 2 millions d’euros de sa société de conseil berlinoise JF&C. En France, en toute discrétion (nos journalistes d’investigation patentés semblent peu intéressés par le sujet[1. À la notable exception d’une enquête fouillée sur Dominique de Villepin d’Ariane Chemin et Emeline Cazi parue en janvier 2013 dans Le Monde .], Dominique de Villepin, Hubert Védrine, Bernard Kouchner semblent tirer relativement bien leur épingle du jeu de la bonne paye mondialisée. Nicolas Sarkozy, qui avait naïvement confié son projet de « se goinfrer » dans ce genre de job, au cas où le sort des urnes lui serait défavorable en 2012, a pour l’instant différé cette noble perspective pour ne pas obérer un éventuel retour dans l’arène politique. Quant à Dominique Strauss-Kahn, les circonstances ont fait qu’il a sauté la case Élysée pour se rendre directement à la case Picsou : le fonds d’investissement qu’il a monté avec sa fille ambitionne de lever au moins 2 milliards de dollars, en s’appuyant sur le réseau relationnel mondial tissé lors de son séjour au FMI.
C’est alors qu’on est assailli par un doute : l’action de nos plus hauts dirigeants ne serait-elle pas surdéterminée par les bénéfices escomptés dans leur vie d’après le pouvoir ? Pour être rentable, l’activité de « conseil » (en fait de lobbyiste de luxe) de nos elder statesmen doit s’appuyer sur des pays dont les dirigeants ne sont pas soumis à l’aléa du suffrage universel. Le Kazakhstan, les monarchies du Golfe, les « démocraties autoritaires » d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine constituent de ce point de vue un fond de clientèle très intéressant. Les dirigeants des « vraies » démocraties peuvent être tentés de ménager les autocrates pour préserver l’avenir. Il ne s’agit pas là de procès d’intention, mais de la prise en compte réaliste de la nature humaine à la lumière d’exemples avérés et récents…
Faut-il alors introduire dans notre code pénal un délit de corruption par anticipation ? Établir pour les anciens dirigeants politiques, comme c’est le cas pour les hauts fonctionnaires français, de strictes limites au « pantouflage » dans des entreprises sur lesquelles ils ont exercé une tutelle au nom de l’État ? Aujourd’hui, les démocraties ne se distinguent des dictatures que par le tabou de l’enrichissement personnel de leurs dirigeants pendant l’exercice du pouvoir. La vertu est plus facile à supporter lorsqu’elle est à durée déterminée.[/access]
*Photo: Soleil
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