Le distanciel est l’accomplissement d’un vieux rêve de la modernité : effacer le temps et la distance nécessaires à une rencontre.
Si vous n’en pouvez plus des écrans, des gestes barrières et des visages masqués, relisez Réelles présences de George Steiner : cela vous rappellera que la liquidation de la présence – vivante, rayonnante, dérangeante – est une vieille affaire qui a stérilisé notre approche de la création artistique, et qui va de pair avec la fascination de la modernité pour les artéfacts. L’instauration de distances sanitaires entre les personnes n’est à cet égard que l’amplification spectaculaire d’une mise à distance des êtres et des choses bien plus ancienne, bien plus structurelle. Pour une part justifiée par le souci d’objectivation propre au regard scientifique, la distanciation a également touché le théâtre, envahi l’art contemporain devenu « conceptuel » alors même que quelques réfractaires tentent en vain de dire leur inquiétude devant cette incapacité grandissante à entretenir avec le monde une relation charnelle qui ne dissocie ni ne confonde le proche et le lointain : « Il n’y a plus de puissance des icônes », déplorait Merleau-Ponty dans ce manifeste en faveur de la « présence réelle » qu’est L’Œil et l’Esprit (1964).
Que nous ressasse-t-on en effet à longueur de journée comme on enseignerait à des analphabètes les rudiments d’un nouvel alphabet ? Que le « distanciel » – opposé par les circonstances au « présentiel » – pourrait être davantage qu’un ersatz de rencontre véritable : une véritable opportunité désormais à portée de main grâce à la technologie et dont nos parents n’ont pas eu la chance de bénéficier alors qu’ils traversaient une guerre bien plus ravageuse que cette épidémie. Qu’était en ce temps-là la voix, tant bien que mal portée par les ondes, au regard de la puissance actuelle des images sur des écrans qui n’ont pas besoin d’être géants pour être fascinants ? La personne avec qui vous conversez n’est-elle pas vraiment là, à l’instant même où vous lui parlez ? Que lui manque-t-il donc pour qu’elle soit bel et bien « présente » tout en étant à distance ? Tout est fait pour nous persuader que le sentiment d’un manque est la trace d’un attachement déraisonnable à l’ancien monde qui ne connaissait encore rien des joies de l’ubiquité.
Car le « distanciel » accomplit en fait le rêve de la modernité en créant ce que Steiner nomme une « simultanéité nivelante » : rendre simultanément « présents » des êtres qui auraient eu besoin de temps pour se rencontrer s’ils s’étaient déplacés. Maître de l’espace, on le devient aussi du temps en créant une nouvelle forme de présence dont la nature est d’autant plus floue qu’on ne la perçoit pas comme une image dont il y aurait lieu de se demander si elle est fidèle à son modèle. Un double spéculaire plutôt, voire un simulacre dont l’apparition, disait Jean Baudrillard, remodèle notre rapport à la réalité : une manière d’être là sans y être physiquement, et de n’y être qu’en cadrant son environnement réduit à un décor modifiable à volonté. Une esthétique de fond d’ordinateur et de plateau télé. Quelque chose doit pourtant bien clocher dans ce dispositif performant (« ça marche ! ») pour que les étudiants qui ne quittent plus leur écran soient aussi déprimés et les enseignants si épuisés.
Faut-il donc être le dernier des demeurés pour douter du fait que la communication à distance soit « mieux que rien », voire qu’au fond elle ne change rien ? Même certains psychanalystes en sont maintenant convaincus, qui devraient dès lors se demander pourquoi Freud leur a fait perdre tant de temps en installant ses patients derrière lui sur un divan. Pourquoi, sinon parce que la technologie encore peu développée, et suspectée d’avoir des effets secondaires indésirables, ne permettait pas comme aujourd’hui de penser qu’une possibilité technique porte en soi la preuve de son opportunité par rapport au problème à traiter. Comme on démontrait jadis l’existence de Dieu en contemplant la rotation des planètes et la perfection des organismes, on prouve désormais le caractère incontournable des dispositifs techniques en montrant qu’ils répondent, de manière quasi providentielle, aux difficultés du moment.
Or cette logique, n’en déplaise aux chantres du Progrès, est celle de la modernité dans son rapport paradoxal à la présence et à la distance, ou plutôt à ce qu’elle tient pour telles. Car depuis ses débuts, elle est tiraillée, cette modernité, entre deux idéaux, deux projets dont l’incompatibilité commence à devenir manifeste : un idéal social qui encourage le rapprochement des individus, la suppression des frontières et des distances, la fraternisation universelle à travers de grands rassemblements festifs dont le manque, cruellement ressenti par temps de Covid, est aussi le symptôme d’une addiction émotionnelle parmi tant d’autres. Mais cette même modernité a également mis en œuvre un projet intellectuel de grande envergure qui, d’abstractions en théorisations, de réserve critique en soupçon systématique, ne cesse d’accroître la distance entre le monde vécu et ses représentations. Chargée de trop d’impondérables, la « présence » charnelle finit par faire figure d’archaïsme, de surplus d’humanité dont on devrait apprendre à se passer dès qu’il présente une quelconque dangerosité. Que le « distanciel » fasse aujourd’hui figure de recours contre le risque de contamination lié au « présentiel » s’inscrit dans une telle logique et n’a donc rien d’anecdotique.
Toutes les grandes cultures, toutes les œuvres d’art qui attirent aujourd’hui encore notre regard comme toutes les relations humaines qui valent d’être vécues, reposent sur une étroite et étrange connivence entre présence et distance. En effet la distance n’est pas seulement ce qui abolit la présence ; elle est aussi ce qui la rehausse en la délivrant de ce qu’il peut y avoir en elle d’insistant. De ces jeux, de ces chassés-croisés entre présence et distance se sont nourries la plupart des grandes entreprises humaines et des œuvres de l’esprit. Il se pourrait donc, comme le craignait Yves Bonnefoy, que les temps à venir soient peu propices à la poésie ; celle-ci ne consistant pas seulement à faire œuvre de poète, mais imprégnant aussi tout ce qui, dans notre manière d’habiter le monde, permet d’y « accueillir la présence[tooltips content= »Yves Bonnefoy, « L’Acte et le lieu de la poésie », L’Improbable, Paris, Mercure de France, 1980, p. 127.« ]This triggers the tooltip[/tooltips] ».