Djoulyan, Poupoune, Aboubacar-Jacky… Voici quelques uns des exemples de prénoms recensés par le site Internet de la Ligue des officiers d’état civil. Ils sont les enfants d’une loi, celle du 8 janvier 1993, qui consacrait la liberté des parents de donner le prénom qu’ils souhaitent à leur progéniture. Avant la loi portée par Michel Vauzelle, garde des sceaux du gouvernement Bérégovoy, l’officier d’état civil pouvait refuser un prénom et lui en attribuer un autre ; c’était aux parents d’effectuer un recours en justice. Depuis vingt-trois ans, c’est l’inverse : l’officier d’état civil doit saisir le procureur, qui donne suite ou non. En attendant, l’enfant garde le prénom choisi par les parents. La course au prénom original est donc partie de là.
Evidemment, les parquets débordés ont souvent autre chose à faire que de s’occuper d’histoire de prénoms, et les officiers d’état civil le savent, donc ils ont la saisine moins facile. Dans l’hilarante pièce de théâtre Le Prénom, le personnage joué par Patrick Bruel déclame une superbe diatribe en direction de son beau-frère bobo dont les enfants s’appellent Appolin et Myrtille. Y est fustigé avec talent cette maladie de cette époque : « Oui, je trouve ridicule de donner des prénoms qui n’existent pas ! Cette surenchère dans l’originalité, ce n’est plus des prénoms, c’est des post-it collés sur le front. Prière de ne pas oublier que je suis différent ! Prière de ne pas croire que je suis classique ! Ici habite une famille d’intellectuels de gauche abonnés à Télérama même s’ils n’ont pas la télé… »
Les Kévin se rebiffent
Mais aujourd’hui les enfants de la loi Vauzelle se rebiffent. Ils sont de plus en plus nombreux à souhaiter changer de prénom et demandent à l’Etat de réparer les dégâts créés par son naïf laisser-faire libéral. Comment croyez-vous que nos gouvernants, qui sont aussi les descendants du gouvernement social-libéral de l’époque, allaient réagir, constatant les résultats de ce libéralisme culturel qu’ils vénèrent, lequel a accouché non seulement de cette loi sur les prénoms mais aussi du mariage pour tous et la volonté de supprimer le passage obligatoire devant le juge pour les divorces par consentement mutuel ? Revenir à la situation d’avant 1993 afin de fermer cette parenthèse et, en somme, d’arrêter les frais ? Que nenni ! Revenir en arrière, vous n’y pensez pas ? Quel horreur ! Nous passerions pour des affreux réactionnaires ! Ce qui, pour le coup, serait juste d’un point de vue étymologique, mais pas forcément inopportun.
Non, ce que le gouvernement s’apprête à faire, c’est de faciliter le changement de prénom pour les adultes. Le citoyen majeur pourra plus facilement changer son état civil s’il juge que ses parents l’ont trop mal prénommé. Evidemment, il pourra aussi demander de changer un prénom qui n’a rien de ridicule mais qui ne lui plaît pas, par exemple s’il estime que Kévin n’est pas adapté pour quelqu’un qui se destine au monde de l’édition ou Joséphine dans le mannequinat. Il n’obtiendra pas forcément satisfaction mais les demandes risquent d’affluer, ce qui pourrait encore encombrer les greffes de nos tribunaux.
Quand on fait une bêtise, on répond donc par une autre bêtise. Un peu comme un arbitre de football qui, ayant conscience d’avoir donné un pénalty trop généreux à une équipe en première mi-temps, en accorde un autre en compensation à l’équipe adverse lors de la seconde période. Il croit n’avoir pas influé sur la tenue du match : en réalité il a commis deux erreurs d’arbitrage. On peut aussi comparer cette attitude à celle des communistes dans le bloc soviétique qui pensaient que tous leurs malheurs venaient du fait qu’il n’y avait pas assez de communisme. Ou les européistes qui, depuis quarante ans, agissent de même. Cette fois-ci, on nous joue la même fable avec le libéralisme-libertaire.
D’authentiques libéraux de mes amis me diront sans doute que je me fourvoie. Que nos maux proviennent au contraire de la propension française à vouloir légiférer sans cesse. Ils me citeront peut-être Ségolène Royal et Marine Le Pen qui ont des prénoms différents à l’état civil et qui ont pu sans problème faire inscrire celui qu’elles souhaitaient sur leurs bulletins de vote officiels. Ils n’auront sans doute pas complètement tort. Notre libéralisme-libertaire idéologique, qui nous propose compulsivement de faire tabula rasa, s’est très bien adapté à la longue tradition française de légiférer sans cesse. Nous cumulons ainsi les inconvénients du premier avec ceux de la deuxième sans en tirer aucun avantage. Décidément, cette histoire de prénoms s’avère dramatiquement symptomatique de la situation de notre pays.
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