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Prenons l’apéro !


Prenons l’apéro !

Comment faudrait-il s’y prendre pour expliquer à un homme du XIXe siècle ce qu’est un « Apéro Facebook » ? Comme le dire à Victor Hugo ? Comme le faire comprendre au Préfet Poubelle, ou au Baron Haussmann ? Comment décrire la pénible poésie macabre de ces fêtes collectives insensées à un Zola ou à un Léon Bloy ? Essayons malgré tout de leur expliquer quelle mouche hystérique a piqué l’homme moderne.

L’ « Apéro géant » est une grande fête initiée sur la plateforme de socialisation Facebook, réunissant des individus – grégaires par nature – qui ne sont liés par rien d’autre que leur inscription commune sur ce site. Généralement les organisateurs lancent une page dédiée à la manifestation qu’ils envisagent, afin d’informer les participants sur les modalités pratiques de la rencontre (lieux, date, heure, etc.) S’en suit, dans les rues de telle ou telle ville de province, sur les places publiques et dans les artères principales, de monstrueuses foules d’amis « virtuels » devenus soudainement bien réels. Bien trop réels, parfois. Beuveries. Comportements à risque. Circulation de stupéfiants. Déprédations diverses. Problèmes sanitaires. Tapages infernaux. Les autorités locales (maires et Préfets) se sont rapidement saisis du problème, afin de mettre un terme à ces dantesques attroupements non-autorisés –plutôt inquiétants – de plusieurs milliers de personnes.

Jusqu’à ces derniers jours la question des « Apéros Facebook » n’avait pas vraiment passionnée les plus hautes autorités de l’Etat. On rangeait ce phénomène parmi les dégâts collatéraux du réseau de socialisation américain… au même titre que la multiplication des cambriolages commis chez les génies qui rendent accessibles leurs dates de congés à la terre entière à travers leur « statut » Facebook. C’était avant qu’un jeune-homme percute la Camarde, ivre-mort, en chutant d’un pont à l’issu de l' »Apéro géant » organisé à Nantes jeudi dernier. Une manifestation – dépourvue de tout plan de prévention des risques – qui a réuni plus de 10.000 personnes, et où l’alcool a comme d’habitude coulé à flot. L’AFP, taquine, nous rafraîchissait la mémoire quelques heures après le drame : « Suite à un premier apéro géant en novembre 2009 au cours duquel avaient été comptabilisés 50 comas éthyliques et des chutes dans la Loire, la préfecture de Loire-Atlantique avait mis en garde les organisateurs. » Mais rien ne résiste à la pulsion du néo-Apéro ! Et de la néo-amitié Facebook !

Le bon sens voudrait évidemment que soient interdits ces rassemblements sauvages sur la voie publique qui n’appartient pas aux seuls « tuffeurs » (ces derniers se l’approprient indument avec autorité et une certaine violence), mais à l’ensemble de la population. Mais c’était sans compter le front de défense des « Apéros Facebook »… Et dès qu’il y a une grosse cause à défendre, on trouve toujours un sociologue au front, au plus près du feu. Dès le jour de la mort du jeune nantais de 21 ans, Christophe Moreau, comique troupier et sociologue breton ayant participé à cet « Apéro » venait nous sermonner dans la presse, en nous assurant que ces réunions étaient « festives » et que les « gens s’y parlaient beaucoup ». Oui, il est bien connu que l’alcool désinhibe ; et que le ridicule tue, surtout du haut d’un pont par traumatismes crânien et thoracique. Le sociologue demande évidemment que l’état-mama s’adapte à la dernière lubie puérile à la mode, en installant des « espaces de danse » dans les villes. Cet épisode nous renvoie sombrement aux pires heures du pays, occupé par le discours insipide des défenseurs des « rave parties », estimant leurs libertés fondamentales en carton dangereusement menacées (dont l’inénarrable droit à faire la fête)… dès qu’une poignée de gendarme venait leur demander des comptes sur l’occupation sauvage d’un champ agricole, ou dès qu’un Préfet leur interdisait telle ou telle manifestation dégénérée.

L’Etat – soyons honnête – n’a pas tardé à se saisir du dossier. Brice Hortefeux, Ministre de l’intérieur, a annoncé gravement la tenue prochaine d’une réunion spéciale dédiée aux « Apéros géants ». Jean-Marc Ayrault, député socialiste de Nantes a appelé le gouvernement à une « concertation », afin de « casser la spirale » de ce type de réunions. A quand une cellule psychologique, une mission parlementaire et un Grenelle ? Même Bertrand Delanoë s’angoisse publiquement pour la prochaine réunion qui doit se dérouler à Paris le 23 mai, baptisée « Record du plus grand apéro de France à Paris ». Croyez-bien que j’y serai pour voir cela de mes propres yeux…

Mais cette prudence n’a fait qu’attiser la prudence des « vigilants », acharnés à défendre l’ultime cause des sans-causes. L’ultime cause de ceux qui sont prêts à embrasser toutes les causes. Dans un éditorial titré « Prohibition » l’immense Laurent Joffrin, patron de Libération, nous met en garde contre les pulsions réactionnaires enfouies, avec la gravité du patriarche garant des libertés universelles… après un long et déchirant couplet sur les dangers de l’alcool, le Sage vibrant dit : « Ces rassemblements qui restent essentiellement festifs ne doivent pas susciter une réaction excessive. On notera d’abord qu’Internet est, dans ce cas le vecteur de réunions dont l’atmosphère reste, pour la grande majorité des participants, conviviale et bon enfant. » Voilà. Il suffisait de le dire. Le tout est de cracher le morceau. La lecture des éditos de Laurent Joffrin a toujours sur moi l’effet d’un gaz hilarant.

Sauf que Laurent Joffrin se trompe. Ces réunions – tristement pimentées au Binge Drinking – ne sont pas moins virtuelles que la plateforme Facebook d’où elles sont organisées. Maintenant que l’on se berce de l’illusion naïve d’avoir 500, 1000 ou 5000 amis sur les sites de socialisation, quoi de plus normal que d’en rejoindre 10.000 pour prendre l’apéro ? Illusion risible du moderne qui croit que l’on peut être ami avec le monde entier, sans passer par l’étape des rencontres, des contacts, des affinités, de l’intimité, de la parole, des cercles restreints et sélectifs. Non… ils sont tous mélangés dans le grand creuset pseudo-amical et indifférencié de la « grand place », pour oublier dans l’alcool leurs regrettables solitudes modernes et citadines. Comme quoi une agrégation d’individus ne forme décidemment pas toujours un groupe. Preuve en est. Le Préfet Poubelle et le Baron Haussmann sont d’accord avec moi… d’ailleurs ils retournent vers leur XIX ème siècle natal, dans un méprisant haussement d’épaule.



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Il est l’auteur de L’eugénisme de Platon (L’Harmattan, 2002) et a participé à l’écriture du "Dictionnaire Molière" (à paraître - collection Bouquin) ainsi qu’à un ouvrage collectif consacré à Philippe Muray.

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