Ma vie a débuté avec Babar. Et puis, un jour, il m’a fallu quitter Célesteville. J’avais trouvé un nouveau compagnon : Tintin. Nous avons sillonné le monde ensemble et même l’espace. Nous avons fumé de l’opium à Shanghai, mais soyons francs : nous ne connaissions pas grand-chose de l’existence.
Nous n’avions pas encore lu Schopenhauer, ni Freud. Le mode d’emploi pour les filles, personne n’avait songé à nous le transmettre. Sexuellement, nous étions légèrement désemparés. Nous bricolions avec cette maladresse propre à cet âge qu’on nomme ingrat.
Mes quatre mousquetaires
C’est alors que nous nous sommes faits de nouveaux amis. Ils étaient Italiens, cultivés, d’un raffinement insensé et dessinaient comme des dieux. Ils s’appelaient Hugo Pratt, Guido Crepax, Milo Manara et Giardino. Ils étaient épris de la même femme que nous : Louise Brooks. Nous partagions leurs fantasmes et ils nous guidaient dans nos explorations du corps féminin. Ils furent pendant les années soixante les Maîtres du neuvième art. Aussi capitaux pour nos existences que la Nouvelle Vague qui nous délivrait du cinéma de papa ou le rock, la minijupe et la pilule. Nous entrions grâce à eux dans une ère enchantée et en chansons. Soudain, le monde d’avant, celui de la peinture classique et même abstraite, nous semblait terriblement daté. À l’exception de Warhol et de Lichtenstein qui, eux, avaient tout compris.
L’erreur, la monumentale erreur, serait de réduire Crepax, Pratt, Manara ou Giardino (le cadet) à des auteurs de bandes dessinées plus ou moins doués pour des formes d’érotisme extravagantes. Outre qu’ils ont chacun leur univers propre, ce qui me frappe aujourd’hui encore quand je les relis, c’est la modernité de leur graphisme et l’inventivité qu’ils déploient dans leur style narratif.
Louise Brooks et nous
Il n’est pas indifférent que Manara ait été fasciné par Swift au point d’adapter Gulliver, Crepax Sacher-Masoch ou que Giardino ait livré sa version dessinée de L’Interprétation des Rêves de Freud. Et tout aussi surprenant que Pratt, l’aventurier, se soit retrouvé une nuit à Rochester pour converser avec Louise Brooks. Pourquoi Louise Brooks ? Pour cette sensualité dont elle irradiait et cette exploration des territoires les moins explorés de l’âme humaine.
À propos de l’érotisme, Roland Barthes relevait à propos de Crepax qu’il n’est pas à chercher dans ce qu’il décrit, ni dans ce qu’il raconte, mais dans sa manière de suggérer l’obéissance du corps nu offert aux punitions et aux supplices comme le degré zéro du dialogue. Au bord de la piscine de Pully, là où est mort son ami Hugo Pratt et où il aimait se rendre, je pense chaque été au privilège que ce fut d’avoir rencontré ce nihiliste balnéaire. Je me souviens que pour lui qui aimait tant la plage, le marquage du fouet se transformait en un bronzage langoureux, cependant que ses dessins s’étalaient jusqu’à l’effacement. S’il y a une esthétique de l’érotisme et du plaisir, c’est là qu’elle se trouve. Avec cette pointe de cruauté qui lui donne toute sa saveur.
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