Vladimir Poutine a sous-estimé la résistance des soldats ukrainiens et la détermination occidentale. Sur le terrain, ses soldats ont déjà perdu la guerre des images. Le chef du Kremlin s’est piégé lui-même.
Une semaine après le déclenchement de la guerre en Ukraine, certaines informations trouaient les nuages de l’incertitude pour dessiner un tableau surprenant: Poutine, l’as de la menace, tire enfin du fourreau l’épée tant redoutée, et elle est rouillée.
On sait déjà que le premier acte du drame ukrainien est raté. La guerre était supposée commencer par un coup de maître : décapiter l’ennemi d’un coup. Détruire ses forces aériennes et ses défenses sol-air, conquérir un aérodrome à côté de Kiev par une opération héliportée, y acheminer des troupes aéroportées et prendre d’assaut le centre névralgique du pouvoir ukrainien dans la capitale. Échec et mat. Ça n’a pas marché et les pertes russes ont été conséquentes. Les colonnes lancées de la Biélorussie vers Kiev, et probablement les autres troupes russes, semblent manquer de souffle. Plus surprenant encore, les Russes semblent avoir beaucoup de mal à s’assurer le contrôle de l’air malgré leur supériorité écrasante. Enfin, des informations de moins en moins anecdotiques révèlent des problèmes de logistique, de contrôle, de professionnalisme et, pire encore, de moral dans l’armée de terre russe. Et c’est l’exact contraire chez les Ukrainiens. Ils ont déjà leurs héros : les défenseurs de l’île aux serpents qui, avec un panache à la Cambronne, ont envoyé les marins russes se faire foutre, et le jeune soldat qui a fait sauter un pont sachant qu’il ne pourrait pas en réchapper. Ces exemples valent plusieurs bataillons.
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Quoi qu’il arrive, l’image des forces armées russes est d’ores et déjà écornée, un gros problème dans un conflit où le « storytelling », l’histoire que les opinions publiques vont retenir, est d’une importance capitale. Pour paraphraser un mot connu : Poutine n’aura sans doute jamais une deuxième chance de faire une bonne première impression.
La « petite Russie » bien décidée à tenir tête à la grande
L’indéniable génie de Poutine consistait à brandir ses armes sans les utiliser, sauf dans des conflits de faible intensité comme en Syrie. Quand il menaçait, les médias du monde entier surestimaient la puissance russe pour fantasmer un adversaire invincible. Peu de gens connaissent les détails de l’intervention russe en Syrie, mais tout le monde célèbre le coup de maître. En Ukraine, Poutine a pris l’énorme risque qui consiste à montrer sa main, grosse erreur pour le joueur d’échecs converti en joueur de poker. On attendait une quinte flush, on voit deux paires. Il valait mieux nous laisser fantasmer.
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Même si le jeu militaire est loin d’être terminé au moment où nous « bouclons », la résistance ukrainienne s’organise. Il y a d’abord les civils qui se préparent à se battre. Et il y a aussi ceux qu’on ne voit pas dans les reportages : les unités militaires qui préparent une campagne de « Stay Behind », tactique inspirée des réseaux clandestins coordonnés par l’OTAN pendant la guerre froide. Équipées d’armes légères et de moyens antichars, ces unités entraînées pourraient rendre la vie de l’armée russe en Ukraine cauchemardesque. Ajoutons que les renseignements des États-Unis, dont la réputation a été entachée notamment à cause de la deuxième guerre contre l’Irak, se sont montrés excellents cette fois-ci. Au moins quatre mois avant l’invasion russe de l’Ukraine, la Pentagone estimait avec un haut niveau de certitude que Moscou préparait une guerre, ce qui a laissé le temps de voir venir. Avec un soutien occidental et des bases arrière dans les pays de l’Europe de l’Est, le conflit risque de se prolonger et s’envenimer.
Sanctions économiques
En Russie, toujours en total contraste avec l’Ukraine, le soutien à la guerre n’est pas sans faille. Sans doute sommes-nous loin de l’opposition à la guerre du Vietnam aux États-Unis, ou à celle du Liban en Israël, mais les critiques plus ou moins larvées sont d’autant plus significatives que le prix à payer pour elles en Russie est exorbitant.
Les stratèges russes sont tombés dans le vieux piège qui consiste à préparer la guerre précédente. Ou plutôt les guerres précédentes, car il s’agit de celles de l’été 2008 en Géorgie et de 2014 en Ukraine. Dans les deux cas, la résistance a été brisée rapidement, et les réactions américaines et européennes se sont étiolées jusqu’à l’inefficacité. Dans le cas de la guerre de 2014, l’armée ukrainienne s’est même liquéfiée devant l’avancée des forces russes.
On peut donc conclure prudemment que Poutine s’est non seulement trompé sur la capacité de résistance ukrainienne, mais a aussi mésestimé la détermination américaine et la réaction de l’OTAN et de l’UE. Quant aux sanctions économiques, il est trop tôt pour évaluer leurs effets, mais on peut déjà souligner l’engagement de Chypre (l’île sert de refuge aux capitaux des riches russes) et du Royaume-Uni (Londres, son marché immobilier et sa City sont très importants pour la finance russe).
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Poutine est-il encore un interlocuteur raisonnable ? Certains en doutent. Cependant, même si, comme on peut le craindre, Poutine s’est piégé lui-même, victime d’avoir trop régné, de s’être isolé et entouré de béni-oui-oui, on peut toujours espérer dans le jugement d’autres membres de la chaîne de commandement. Des militaires russes vont-ils lancer des ogives nucléaires sur Paris, Washington ou Londres pour riposter à l’agression consistant à déconnecter leur pays de Swift ? Pas sûr. Contrairement à leurs prédécesseurs de la guerre froide, les hauts gradés ont certainement visité ces villes. Poutine n’est ni Hitler ni Staline, et la société russe n’est plus cette masse terrorisée menée à la baguette des années 1930-1950.
Il est possible que nous soyons face à un tournant et que, comme en 1991, la puissance russe sorte affaiblie de cette guerre. Ce n’est pas pour demain, certes, mais c’est un dénouement plus que plausible. Si c’est le cas, il ne faudra pas répéter les erreurs des années 1990 – l’humiliation de la Russie[1]. On peut critiquer le traité de Versailles sans soutenir Hitler. Il faut tirer les conclusions de notre politique russe de ces trois dernières décennies tout en résistant à Poutine. Et surtout ne jamais perdre de vue le jour d’après, car pas plus que nous, les Russes ne vont déménager.
[1]. En 1990, apprenant que Gorbatchev souhaite limiter l’expansion de l’OTAN, le président George Bush disait à son secrétaire d’État James Baker : « Au diable tout ça, nous avons vaincu et pas eux. Nous ne pouvons pas laisser les Soviétiques arracher la victoire des mâchoires de la défaite. » (« To hell with that, we prevailed and they didn’t. We can’t let the Soviets snatch victory from the jaws of defeat. » James A. Baker III, Politics of Diplomacy, Putnam Adult, 1995, p. 230.)