C’est l’ennemi qui manquait à l’Occident. En lançant une guerre « à l’ancienne », Vladimir Poutine replace les pays européens face au réel. Délaissant le Covid et les chimères libérales, ils redécouvrent les pouvoirs et devoirs qui incombent aux grandes puissances.
En 2001, deux ans après l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, le spécialiste américain de géopolitique, John J. Mearsheimer, publiait un livre aux thèses très contestées qui allait néanmoins devenir un classique. Dans The Tragedy of Great Power Politics[1], qu’on peut traduire par « la tragédie de la politique des grandes puissances », il présente une vision « réaliste », c’est-à-dire sans illusion ni idéaux, des rapports entre les États. Ces derniers évoluent dans un monde essentiellement anarchique. Les plus puissants – et c’est leur tragédie – sont condamnés à poursuivre leurs propres intérêts, à se méfier des autres et à accroître leur puissance coûte que coûte. Pour garantir leur survie, ils sont obligés d’atteindre une position hégémonique dans leur région afin de tenir tête aux autres puissances régionales. Selon la formule la plus frappante de Mearsheimer : « Dans le monde anarchique de la politique internationale, il vaut mieux être Godzilla que Bambi. » Les événements actuels apportent-ils la preuve qu’il avait raison ?
La fin de la tragédie
La fin de la guerre froide, au début des années 1990, a vu le passage d’un ordre mondial bipolaire, dominé par les États-Unis et l’Union soviétique, à un ordre mondial multipolaire où, à côté de l’Amérique, seule superpuissance restée debout, et d’une Russie amoindrie mais toujours forte, d’autres puissances telles que la Chine et l’Union européenne, ainsi que des puissances montantes, comme l’Inde et le Brésil, avaient leur place. Désormais, l’ancien monde bipolaire, celui des grandes puissances, devait céder la place à un autre régi par la coopération entre les États et la promotion de valeurs réputées universelles mais essentiellement occidentales : la démocratie, le libre-échange et un ordre international fondé sur des règles. Ce que Mearsheimer appellera plus tard, avec dédain, « l’hégémonie libérale[2] » (au sens politique et non économique du terme). Ce nouveau monde devait connaître la paix et la prospérité, comme dans la vision d’Isaïe : « De leurs épées ils forgeront des socs de charrue, de leurs lances des serpes… ».
Pour les puissances occidentales, cette ère devait être caractérisée par des interventions droits-de-l’hommistes et la prédominance d’organisations supranationales telles que l’Union européenne ou l’OMC. Le 11-Septembre a ébranlé cette vision. Non qu’il y ait eu un retour à la politique des grandes puissances. Il y avait bien un grand ennemi, mais ce n’était pas une grande puissance, c’était une idéologie, l’islamisme. Certes, cet ennemi pouvait s’incarner dans un État ou un pseudo-État, d’abord en Afghanistan, plus tard dans l’État islamique, mais il restait généralement diffus, s’exprimant à travers des actes terroristes ou des luttes culturelles, élisant domicile dans le nouveau domaine transfrontalier d’internet. Dans cette lutte, il y a eu des succès – empêcher d’autres attentats à l’échelle de celui du 11-Septembre, vaincre l’État islamique – et des échecs : partiel en Irak, total en Afghanistan.
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Interlude sous forme de farce
Pendant tout ce temps, les puissances occidentales étaient conscientes du fait que deux autres, la Chine et la Russie, cherchaient à affirmer leur propre hégémonie régionale, mais l’Ouest croyait pouvoir désamorcer ces menaces par le commerce. L’accueil de la Chine au sein de l’OMC en 2001, orchestré par le président Clinton, devait pousser ce pays sur la voie de l’ouverture et de la démocratie. Seulement, après la crise financière de 2008, l’Ouest s’est trouvé dans une position de grande dépendance par rapport à la croissance chinoise. La Russie, qui ne sera admise à l’OMC qu’en 2012, a permis aux Européens de s’abreuver de son gaz et de son pétrole, en dépit d’un signe de mauvais augure en 2009 quand elle a coupé pendant treize jours le gazoduc passant par l’Ukraine.
De son côté, le Royaume-Uni a accueilli les oligarques russes, leurs familles et surtout leurs milliards. Ce mélange d’espoir illusoire et de dépendance économique a rendu les Occidentaux indulgents pour les écarts de ces puissances, qu’il s’agisse, pour la Chine, des droits de l’homme et du Tibet ou, pour la Russie, des agressions en Tchétchénie, Géorgie et Ukraine. L’Ouest se justifiait aussi en se demandant s’il n’était pas hypocrite : ses propres interventions humanitaires ou prodémocratiques dans le monde musulman ne servaient-elles pas ses propres intérêts ? Et puis, de telles opérations drainaient trop les ressources. Face à la crise syrienne de 2013, le président Obama a enfin déclaré que les États-Unis n’étaient plus le gendarme du monde, laissant le champ libre à une intervention russe. La désastreuse retraite d’Afghanistan a consolidé l’image d’une superpuissance américaine devenue un géant blessé, un « hégémon » affaibli par ses tentatives excessives de projeter sa puissance autour de la planète.
Le retour du tragique
Ainsi, on pourrait être tenté de croire que la guerre que Poutine vient de déclencher met définitivement fin à l’illusion de l’« hégémonie libérale », autrement dit qu’on assiste au retour d’un réel longtemps refoulé. Tandis que l’Occident se berçait de chimères, la Chine et la Russie pratiquaient la bonne vieille politique des grandes puissances. Le retour apparent à un passé jamais révolu est souligné par le fait que, malgré le battage contemporain autour de la guerre future, il s’agit d’une invasion à l’ancienne avec troupes et armes conventionnelles (même si cyberattaques et menaces nucléaires jouent un rôle). Depuis longtemps, les puissances occidentales pouvaient dire de Poutine, comme Jules César, dans le drame de Shakespeare, d’un de ses futurs assassins : « Ce Cassius là-bas a l’air bien maigre et famélique ; il pense trop. » Reste que le chef russe, qu’il soit nostalgique, paranoïaque ou les deux, poursuit à la fois le maintien de son pouvoir personnel et le statut de puissance hégémonique de son pays.
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Pour résister à l’hostilité des États occidentaux, il compte désormais sur un grand ami, la Chine. Mais la logique des grandes puissances interdit de dépendre d’un seul allié puissant, surtout de Pékin qui ne poursuit que son propre intérêt. Entre deux dictateurs, la défiance s’impose. Le Prométhée d’Eschyle nous rappelle que « c’est sans doute un mal inhérent à la tyrannie, de n’avoir pas confiance en ses amis ». La tragédie de l’Ouest est d’avoir sous-estimé la logique de la politique des grandes puissances ; celle de Poutine, de ne pas avoir saisi ses limites.
Enfin la sagesse ?
La guerre de Poutine est-elle la démonstration définitive des thèses de Mearsheimer ? En fait, la Russie a réussi à redynamiser l’« hégémonie libérale » en rappelant aux puissances occidentales le vrai sens de leurs valeurs. Car la logique de Mearsheimer sous-estime la capacité des États à se faire confiance face à un ennemi commun apte à créer ou à galvaniser des alliances. Désormais, la scintigraphie de l’OTAN révèle une activité cérébrale aussi fébrile qu’inattendue. L’alliance, longtemps focalisée sur des opérations trop éloignées de son champ de compétences, se recentre sur sa vraie mission, à savoir la protection du territoire de ses membres, qui commence par le renforcement des défenses frontalières.
L’Union européenne est sortie de sa torpeur post-pandémique et a surmonté ses divisions, surtout Est-Ouest, pour coordonner un régime de sanctions inédit. La situation a même rapproché le Royaume-Uni de ses partenaires continentaux, en faisant momentanément oublier le Brexit. Chaque État apporte sa contribution.
Les services de renseignement américains et britanniques, en contraste avec leur débâcle, lors de l’invasion de l’Irak en 2003, ont dévoilé à l’avance et publiquement tout le plan d’invasion pour contrer la campagne de désinformation russe qui, en 2014, avait masqué des opérations sous fausse bannière. L’Allemagne a opéré une volte-face sans précédent pour se couper de la dépendance énergétique à l’égard de la Russie et élargir ses forces combattantes. Voilà qui justifie les efforts de la France pour défendre l’énergie nucléaire et promouvoir la nécessité, sinon d’une armée européenne, du moins d’une stratégie militaire pour le continent.
L’Initiative européenne d’intervention, lancée par la France en 2018 afin de créer une « culture stratégique commune », n’est pas qu’une usine à gaz de l’UE puisque le Royaume-Uni compte parmi les premiers signataires. Cette unité et cette énergie sont-elles promises à durer ? Sans aucun doute, aussi longtemps qu’il y aura une grande puissance ennemie en face et que la stratégie sera focalisée sur des objectifs pratiques. Selon un autre politologue américain, la grande leçon de la tragédie est qu’il faut connaître ses limites[3]. Il faut que nous connaissions enfin les nôtres. Poutine connaît-il les siennes ? Le roi Lear avait un fou pour lui reprocher sa folie : « Tu n’aurais pas dû être vieux avant d’avoir été sage. » Qui sait ? Ce rôle incombera peut-être à l’ex-humoriste devenu président de l’Ukraine.
[1]. Norton, 2014 (nouvelle edition).
[2]. John J. Mearsheimer, The Great Delusion: Liberal Dreams and International Realities, Yale, 2018.
[3]. Richard Ned Lebow, The Tragic Vision of Politics, Cambridge, 2003.