Depuis quelques temps, déjà, il semblerait que la Russie se soit de nouveau invitée dans l’actualité. On voit la main de Moscou en Ukraine, en Syrie et même dans les dernières élections américaines. La personne de Poutine, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle suscite des réactions contrastées aussi bien dans notre personnel politique que dans les médias, n’y est pas pour rien. Incarnant de manière subliminale la figure de l’homme fort, redoutée ou désirée, Poutine cache de fait la réalité d’une société que l’on connait bien mal par une représentation qui se résume à quelques clichés hérités du stalinisme et la guerre froide, comme autant de persistances rétiniennes du monde d’avant la chute du Mur. Le KGB a été remplacé par le FSB et la Nomenklatura par la figure de ces oligarques qui viennent se reposer sur la Côte d’Azur et achètent des clubs de foot de la Champion’s League après s’être partagé dans un Yalta à usage interne les ressources naturelles et le patrimoine industriel.
C’est un peu court et c’est pour cela que la collection Zapoï aux éditions de La manufacture de livres permettra au lecteur curieux d’aborder la réalité russe par les marges du mauvais genre ou de l’enquête journalistique, façon reporter gonzo post-soviétique, en pleine immersion dans son sujet. On rappellera que « zapoï », difficilement traduisible en français car ce mot ne peut exister qu’en Russie comme le spleen ne peut exister qu’en Angleterre ou la saudade au Portugal, renvoie à une sorte d’ivresse errante où des hommes boivent sans discontinuer pendant plusieurs jours avant de reprendre plus ou moins conscience avec une gueule de bois monumentale dans un lieu parfois assez éloigné de leur point de départ. Le zapoï comporte également une forte connotation de rupture avec l’ordre établi mais comme, manifestement, dans les deux premiers titres de cette collection, l’ordre est aussi un désordre proche de cet « anarchisme du pouvoir » dont parlait Pasolini à propos de Salo ou les cent vingt journées de Sodome, on peut estimer que c’est la société russe dans son ensemble qui est sous le signe du « zapoï ».
Voleurs et bandits
C’est en tout cas l’impression que l’on éprouve en lisant Banditsky ! d’Andreï Constantinov, sous-titré « chroniques du crime organisé à Saint-Pétersbourg ». « Organisé » n’est pas ici un vain mot car il faut savoir que si la société russe n’a pas attendu le communisme pour se caractériser par la bureaucratie, le monde du crime n’échappe pas non plus à ce tropisme, à cette différence notable que sa bureaucratie à lui est extrêmement efficace. L’auteur de cette enquête, interprète dans une brigade parachutiste à l’époque soviétique puis journaliste, a le goût du terrain et sait de quoi il parle. Il montre que le Milieu pétersbourgeois se caractérise par toute une série de codes, de règles, de hiérarchies d’autant plus subtiles et complexes que tout cela est évidemment non écrit.
Il y a d’abord, historiquement, la différence entre les Voleurs et les Bandits. Ce serait une grave erreur d’y voir des synonymes : « Cette distinction n’est pas une coquetterie d’historien, nous dit Constantinov, la prévalence de Bandits ou de Voleurs dans une région détermine le type de criminalité locale et son influence sur la vie des affaires, la vie économique et la vie politique. » Pour aller vite, les Voleurs aiment l’ordre et les spécialisations. Ils sont les héritiers de la Cour des Miracles de l’époque des tsars qui a été obligée de se structurer sous la période stalinienne dans les Goulags pour pouvoir tenir et ils contrôlent aujourd’hui encore les prisons. Les Bandits, eux, sont des hommes nouveaux, des racketteurs qui proposent des « Toits », c’est-à-dire des protections et n’hésitent pas, par exemple, à monter de faux règlements de compte avec des balles à blanc pour prouver que leur présence est indispensable. Inutile de dire que les Voleurs les tiennent en piètre considération. En fait, tout allait beaucoup mieux à l’époque du communisme pour ce petit monde puisque le crime n’existait officiellement pas et que de fait, la police les ignorait complètement tant qu’ils ne se mêlaient pas de contester le bien fondé du marxisme-léninisme.
C’est à partir des années 80 que les choses changent et virent à la confusion des genres. Il faut lire la description que fait Constantinov de la contamination mutuelle de la pègre, de la police et de la justice pour déboucher dans les années 90 sur une véritable guerre civile entre l’Etat et le Milieu qui ne trouverait aujourd’hui comme point de comparaison que la situation du gouvernement mexicain face aux Cartels. On en était au point où prendre la place des politiques était parfois plus facile comme dans l’histoire emblématique de ce truand qui trouve qu’ils coûtent trop cher à corrompre et qui se fait élire pour légaliser ses affaires.
Guerre (et paix ?)
On pourra, pour compléter ce tableau et passer en quelques sortes aux travaux pratiques, lire Guerre, le roman noir de Vladimir Kozlov qui se passe dans une ville de province russe complètement corrompue qui n’est pas sans rappeler la Poisonville dans Moisson Rouge de Dashiell Hammett. Les flics y sont de fait des gangsters en uniforme et font régner un ordre mafieux. Pour leur faire face, une bande de jeunes gens bien sympathiques mais avec quarante ans de retard mime les groupes de la lutte armée en Europe de l’Ouest, façon Brigades rouges et commence à attaquer la police tout en méditant sur les métamorphoses de l’anarchisme à travers les âges. Guerre est un microcosme parfait de la société russe, avec ses étudiants sans avenir qui se rêvent en bande à Bonnot, ses illuminés religieux ruraux post-tolstoïens, ses nouveaux riches arrogants, ses journalistes à bout de souffle, ses politiques médiocres dans le meilleur des cas, abjects dans les pires .
Kozlov, en bon écrivain comportementaliste, a le désespoir sec et pratique la suspension de jugement. Au lecteur de se débrouiller pour trouver, au long de ce récit inspiré de faits réels des années 2010, les bons et les méchants dans une ville où les filles se livrent à des concours de pipes dans les boites de nuits tandis qu’on juge, non sans mal, des policiers pour actes de torture.
« -Quelqu’un a une idée sur la façon de s’y prendre ? » demande à un moment un personnage de Guerre. On ne saurait poser meilleure question sans réponse à propos de la Russie telle qu’elle apparaît dans ces deux titres de Zapoï, à la fois terrifiante, noire et fataliste.
Banditsky ! d’Andreï Constantinov (traduction de Vincent Deyveaux) et Guerre de Vladimir Kozlov (traduction de Thierry Marignac), Collection Zapoï, La Manufacture de Livres.
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