Vladimir Poutine a justifié l’invasion de l’Ukraine par la lutte contre les « nazis ». La « dénazification » de l’Ukraine fait par ailleurs partie de ses buts de guerre affichés. D’où vient cette idée qui parait incongrue en Occident et en quoi est-elle révélatrice de la vision géopolitique de Poutine ?
Dans sa déclaration du 24 février 2022 préalable à l’invasion russe sur le territoire ukrainien, le passage relatif à la volonté de Vladimir Poutine de « démilitariser et de dénazifier l’Ukraine » a beaucoup retenu l’attention sans toujours être explicitée.
En effet, de prime abord, il peut apparaître incongru d’invoquer une rhétorique remontant à la Seconde Guerre mondiale pour décrire un pouvoir ukrainien dirigé d’ailleurs par un israélite dont la famille a été durement éprouvée par la Shoah. Quoique la Russie et l’Ukraine partagent une histoire pluriséculaire commune, les vicissitudes tragiques du XXe siècle ont amené les deux nations sœurs du monde slave à s’entredéchirer jusqu’à des extrémités souvent trop méconnues en Occident et qui troublent la compréhension d’une crise remontant au moins à la révolution bolchévique. Or, si les accusations du président russe ne sont pas sans fondement, il apparaît essentiel, pour bien comprendre les référentiels du maître du Kremlin, de rappeler que la mémoire russe s’appuie sur une histoire douloureuse distincte de la nôtre mêlant, de façon paradoxale, héritages tsaristes et soviétiques dans une optique d’exaltation nationaliste.
Résistance au communisme et collaboration avec le nazisme
Alors que les bâtiments publics en France et ailleurs sont pavoisés aux couleurs or et azur en écho aux déclarations quasi unanimes d’un soutien fraternel au brave peuple ukrainien victime de l’impérialisme russe – omettant peut-être que ce conflit larvé est pendant depuis 2014 –, quelques photographies en provenance de la résistance loyale à Kiev font l’effet de fausses note gênantes au milieu de ce concert de louanges. En effet, qu’il s’agisse des allusions à ce régiment Azov – unité appartenant à la garde nationale et à l’iconographie « fleurie » – repère notoire de néo-nazis agrégant depuis de nombreuses années les volontaires néo-fascistes européens, ou de photographies de résistantes ukrainiens mises à l’honneur par l’OTAN – et aussitôt supprimée – à l’occasion de la journée de la femme, mais arborant des symboles douteux de sinistre mémoire, force est de reconnaître que la mémoire du national-socialisme en Ukraine ne souffre pas de ce rejet unanime et implacable que lui vouent les professionnels du devoir d’ingérence humanitaire et de la lutte contre l’oppression sous toutes ses formes.
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En l’espèce, s’il semble difficile d’estimer la proportion réelle de néonazis en Ukraine – indéniablement minoritaires –, la question qui mérite d’être posée ab initio concerne les raisons de ces réminiscences. En effet, il convient de distinguer deux périodes et deux situations historiques distinctes. D’une part, la région occidentale de l’actuelle Ukraine, la Galicie, anciennement austro-hongroise, puis polonaise (1918-1939), est historiquement le foyer de développement du nationalisme ukrainien. Pour les partisans de ces mouvements, la collaboration de circonstance avec le IIIe Reich reposait sur l’espoir – déçu – d’obtenir l’indépendance de la nation ukrainienne. D’autre part, la répression soviétique à l’encontre de la paysannerie ukrainienne opposée à la collectivisation des terres eut pour conséquence la terrible famine des années 1932-1933 (holodomor) responsable de la mort d’environ 3,5 millions de personnes ; le chiffre est discuté mais l’unité de grandeur demeure le million de mort. Ce qui est incontestablement une tragédie nationale est cependant l’objet d’une instrumentalisation de l’histoire par les nationalistes ukrainiens (exagération des chiffres, photographies falsifiées, etc.) qui voient ainsi dans la reconnaissance d’un génocide ukrainien le moyen de couper les ponts avec la Russie. Notons d’ailleurs ce procès symbolique intenté aux « responsables de la famine – Staline, Molotov, Kaganovitch, et d’autres – sous l’égide des services de sécurité ukrainiens (SBU), et dont le verdict fut opportunément publié le 13 janvier 2010, à quelques jours seulement de l’élection présidentielle. »
Aussi, lorsque le Reich entreprit sa guerre à mort contre l’URSS, de nombreux volontaires ukrainiens, ivres de haine et de revanche à l’encontre de la tyrannie soviétique, s’enrôlèrent sous la bannière noire de la SS. De 1943 à 1945, près de 80 000 volontaires intègrent la 14e division SS Galizien, non pas tant par adhésion pour les thèses hitlériennes que par rejet viscérale d’un bolchévisme honni. Ce calcul de la politique du « moins pire » est également observable dans de nombreux États d’Europe centrale et orientale qui collaborèrent massivement. Or, contrairement à la France où ce « passé qui ne passe pas » incita le Président Chirac à reconnaître la responsabilité de l’État dans certains crimes de guerre, la mémoire des vaincus de la seconde guerre mondiale peut publiquement s’exprimer et être honorée. Dans les années 2010 en Lettonie, principal contributeur non-germanique à l’effort de guerre allemand avec près de 110 000 hommes pour un pays de 2 millions d’habitants, les anciens combattants soviétiques (principalement Russes) n’étaient pas pensionnés, alors que les anciens Waffen SS Lettons percevaient de l’État une allocation mensuelle de 100 dollars. En outre, le seul citoyen soviétique condamné pour crime contre l’Humanité, le fut à l’initiative de la Lettonie et avec l’aval de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. En l’espèce, Vassili Kononov fut jugé coupable d’avoir commandé un massacre des civils soupçonnés de collaborer avec les nazis. Ce verdict souleva l’opposition de la Russie qui accorda même la nationalité Russe au condamné. Dans un autre ordre d’idée, des défilés de vétérans alliant de nombreux symboles « douteux » avaient même lieu régulièrement à Riga, avec dépôt de gerbes devant le Monument de la Liberté qui symbolise la lutte contre le joug moscovite. Le rôle des autorités étant ambigu puisque si d’une part elles interdisaient la manifestation, elles mettaient à disposition d’autre part des effectifs policiers pour éviter que la manifestation ne dégénérât du fait des contre-manifestants.
Dans un registre similaire, le 22 janvier 2010, le président ukrainien de l’époque, Viktor Iouchtchenko – soutenu par les Occidentaux contre le Premier ministre pro-russe Viktor Ianukovytch dans le cadre de la révolution orange – décerna le titre de « héros de la nation » au leader nationaliste et collaborateur notoire de l’Allemagne nazie Stepan Bandera. Ce faisant, Iouchtchenko fut accusé par ses détracteurs de célébrer un pro-nazi. Devenu Président de l’Ukraine peu de temps après, Ianukovytch put ainsi marquer son opposition à son prédécesseur en révoquant l’attribution de la plus haute distinction du pays à Bandera et bloquant toute tentative similaire pour d’autres nationalistes ayant collaboré avec le Reich.
Les réminiscences de la Russie éternelle
Dans l’immédiat après 1991, tout souvenir, toute relique de l’ère soviétique devint non grata. La Fédération de Russie voulut marquer une rupture avec l’URSS en « dé-soviétisant » le pays. Ce mouvement, observable dans l’ensemble des pays du bloc de l’Est, fut général. Les villes retrouvèrent leur ancien nom ; ainsi, Leningrad redevint Saint-Pétersbourg et Stalingrad Volgograd. Le drapeau rouge, désormais apanage du Parti Communiste, céda la place aux antiques couleurs impériales (blanc, bleu, rouge) exhumées des greniers de l’Hermitage. L’hymne soviétique vantant : « Le parti de Lénine, force du peuple [qui] nous conduit au triomphe du communisme », fut remplacé par le « Chant Patriotique », un air aux accents nationalistes expurgé de toute idée de collectivisation de l’économie. Enfin, les statues de Lénine ou de Staline furent déboulonnées les unes après les autres tandis que l’aigle bicéphale héritée de Byzance réapparaissait.
Ce bouleversement mémoriel, qui jusque-là n’avait été que négatif avec des suppressions ou des remplacements, entra dans une phase positive par un évènement marquant. Le 17 juillet 1998, les restes de la famille impériale furent inhumés en grande pompe dans la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul à Saint-Pétersbourg. À cette occasion, l’on assista à cette scène incroyable où le Président Boris Eltsine et son épouse se prosternèrent devant les cercueils des dépouilles impériales en se frappant la poitrine : « la main sur le cœur, ils demandent pardon pour “les crimes du bolchevisme, du stalinisme et de leurs successeurs” ». Dès lors, la popularité de Nicolas II grandit et les démarches visant à sa réhabilitation iront de plus en plus loin. Des timbres à son effigie furent édités, des pèlerinages organisés à la cathédrale « Par le sang versé » construite sur l’emplacement de la maison Ipatiev, là où furent exécutés le Tsar, sa famille et sa suite. Une ironie de l’histoire quand on sait que ce même Boris Eltsine fit raser la maison sur ordre du Politburo afin d’éviter qu’elle ne devienne un lieu de pèlerinage, alors qu’il était encore chef de section du parti de l’oblast de Sverdlovsk. Deux ans plus tard, le 14 avril 2000, feu le patriarche de l’Église orthodoxe de Russie, Alexis II, canonisait le tsar et sa famille pour leur mort en état de martyr. Après la consécration religieuse, survint la réhabilitation politique de la famille impériale. Le 1er octobre 2008, la Cour suprême de Russie jugea en appel que le Tsar et sa famille : « avaient été exécutés sans fondement et qu’ils devaient donc être réhabilités ». La réhabilitation ne se limita pas à l’empereur puisque l’on peut même voir des superproductions cinématographiques à la gloire des Blancs.
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Outre la vision que les Russes se font de leur histoire, il convient de rappeler que l’instrumentalisation de l’histoire à des fins politiques n’est pas un phénomène nouveau en Russie. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, appelée « Grande Guerre Patriotique », la propagande officielle exhortait le peuple, en guerre contre le national-socialisme, à suivre l’exemple du maréchal Koutouzov qui avait su bouter l’ogre Corse hors des frontières de la Sainte Russie. Pour le pouvoir russe, seule la quête d’un passé utilisable ou profitable à des fins politique importe. Dans cette perspective, l’histoire n’existe pas pour elle-même. La vérité historique importe peu car l’histoire doit être un outil au service de la cohésion nationale et de la grandeur de l’État.
La permanence des référentiels soviétiques
Si dans les pays démocratiques d’Europe occidentale il est souvent question de polémiques, de repentance et de « pages sombres de l’histoire », en Russie il n’en est rien car ces dernières sont expurgées. Plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, parce que la dictature communiste imposait…
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