La question de savoir pourquoi Benoit XVI a relancé la procédure de béatification de Pie XII mérite un examen sérieux. Il était évident qu’une telle décision serait mal accueillie par la communauté juive, et pas seulement par elle. Elle ne pouvait que nuire à l’image d’un pontificat qui souffrait déjà de la comparaison avec celui de son prédécesseur. Et même s’il est clair que l’impact médiatique de son action n’est pas la préoccupation première du pape actuel, l’affaire avait tout de même un coût. Pourquoi a-t-il accepté de le payer ? Au nom de quels intérêts supérieurs ?
D’autant que rien n’exigeait une telle précipitation. Le projet était dans les tiroirs du Vatican depuis longtemps. Jean Paul II avait pris la décision d’attendre l’ouverture des archives pour réactiver le processus. Pie XII avait l’éternité pour lui ! Pourquoi Benoit XVI a-t-il néanmoins considéré qu’il était urgent d’agir ?
Pour tenter de répondre à ces questions, il est nécessaire de ne pas perdre de vue la dimension théologique de cette affaire, essentielle pour Benoit XVI, comme elle l’était d’ailleurs en son temps pour Pie XII.
Que reproche-t-on à Pie XII ? Essentiellement son silence pendant la Shoah. Il est admis qu’il a agi pour sauver des juifs individuellement. Mais son absence de réaction laisse entendre que la mise en œuvre d’une politique d’extermination des juifs en tant peuple pouvait lui apparaître comme théologiquement concevable.
Pour le comprendre il est nécessaire de revenir à la naissance du christianisme. D’un point de vue chrétien, les juifs, témoins de la révélation du Sinaï, se définissent comme le peuple qui n’a pas reconnu Jésus comme le Messie qu’ils disaient pourtant attendre. À ce titre, ils ont été déchus de leur rôle de lumière des nations. Ils ont perdu toute légitimité à conduire l’humanité à la rencontre du divin. Depuis lors, leur existence en tant que nation sainte est devenue comme obsolète. Les chrétiens constitués en « Verus Israël » ont disqualifié l’Israël biblique. La nouvelle alliance s’est substituée à l’ancienne. Les juifs forment un peuple sans mission ni direction. Autant dire qu’ils ne sont en vérité plus même un peuple mais une collectivité d’individus qui ne peuvent être sauvés qu’en rejoignant le courant désormais dominant. Faute de quoi ils se condamnent eux-mêmes à une complète perdition. L’imaginaire chrétien a produit la notion de « juif errant » condamné à porter jusqu’à la fin des temps le poids de son incroyable aveuglement et à subir les conséquences de son incompréhensible reniement. La synagogue porte un bandeau sur les yeux et ses fidèles, troupeau égaré, n’ont plus collectivement ni clairvoyance ni destination.
Aussi ne convient-il pas de se montrer surpris quand l’histoire se charge d’apporter aux juifs les châtiments qu’ils méritent. Les persécutions n’y gagnent certes pas une légitimité mais elles peuvent pour le moins s’expliquer comme la conséquence de leur obstination. C’est ainsi qu’il est possible de comprendre que l’Eglise catholique puisse compatir sincèrement aux malheurs des juifs tout en produisant dans le même temps le discours permettant de rendre ces souffrances théologiquement intelligibles.
Si Pie XII se tait sur la Shoah, alors qu’on sait qu’il avait à la fois les moyens de savoir et de comprendre, c’est parce qu’une condamnation de principe aurait signifié un renoncement intellectuel à la vérité qui fonde l’universalisme de la doctrine chrétienne. En s’élevant contre l’idée qu’il était concevable – théologiquement parlant – que le peuple juif soit voué à la destruction, le pape aurait contredit ce qui fonde la vérité du christianisme : « Il n’y a plus ni juif, ni grec… » Si le nazisme pouvait être facilement combattu comme adversaire de la vision monothéiste du monde et comme fondamentalement contraire aux vertus chrétiennes d’amour et de charité, le projet d’extermination des juifs en tant que peuple – toujours considéré alors comme déicide -, bien qu’effroyable dans ses effets, constituait dans son principe une preuve que l’Histoire donnait ultimement raison à ceux qui s’étaient substitués à lui comme nouveau peuple élu.
Benoît XVI ne pense pas différemment. Le maintien de la Shoah comme question indéfiniment béante pour la conscience de chaque homme et pour l’Eglise en tant qu’institution présente à ses yeux l’inconvénient paradoxal d’empêcher le règlement théologique de la question juive. Le silence reste donc pour le Vatican la juste position. On n’approuve pas, on compatit, on sauve même des juifs mais on ne peut se renier en défendant un peuple dont la simple survie porte une ombre à ce que l’on croit.
Il reste à expliquer la précipitation. Depuis Vatican II, l’Eglise catholique a perdu de son influence. Jean-Paul II s’est voulu l’infatigable pèlerin d’une reconquête des esprits et des cœurs. Mais Benoit XVI part du constat que la prodigieuse réussite communicationnelle de son prédécesseur ne suffit plus aujourd’hui à contrer la poussée des systèmes concurrents. La chrétienté demeure une zone de basse pression métaphysique tandis qu’ailleurs s’affirment d’autres centres d’influences. Pour ne pas être condamné à subir la poursuite d’une lente érosion, il y a donc urgence pour le pape actuel à revenir aux fondamentaux : l’Eglise catholique apostolique et romaine détient seule la vérité que seul l’infaillible descendant de Pierre est en mesure de propager pour le salut de tous les hommes. Auteur du catéchisme de l’Église, il avait publié quelques années plus tôt la déclaration Dominus Iesus qui réaffirmait « l’unicité et l’universalité » salvifique de Jésus-Christ et de l’Église. Finis donc les amusements œcuméniques qui érodent les convictions et qui conduisent au relativisme doctrinal. Exit les tours du monde et l’occupation des temps d’antenne. Place à la réaffirmation de la doctrine véritable, à la fixité du dogme. Le combat ne doit plus être conduit ici-bas mais à la racine, dans le monde spirituel, au Ciel même où se situent les véritables enjeux et où se règlent les conflits de croyances.
Cette stratégie des hautes sphères rend raison de la plupart des initiatives qui ont marqué le début de son pontificat.
Elle éclaire d’abord sa préoccupation de rassembler pour la grande épreuve de vérité métaphysique à venir les courants du christianisme qui pourraient s’adjoindre au corps central catholique. Benoît XVI avait déclaré dès le début de son pontificat que l’unité des chrétiens serait l’une de ses priorités. Dans ce but, il était donc logique de tendre d’abord la main aux intégristes lefévristes, d’autant qu’ils n’avaient pas eu tort sur le fond de critiquer les dérives de Vatican II et de mettre en garde contre les conséquences du relâchement du dogme. Mais cette main tendue concerne aussi les Orthodoxes et dans une moindre mesure les Anglicans.
Ce front commun trouve d’abord face à lui le monde musulman. Ce dernier fut donc il y a deux ans le destinataire d’une des premières grandes offensives de Benoit XVI. Lors du fameux discours de Ratisbonne il reprit l’argument d’un empereur byzantin tiré d’un dialogue qu’il avait avec un érudit persan en 1391 à propos du jihad. « La violence est en opposition avec la nature de Dieu et la nature de l’âme. Dieu n’apprécie pas le sang et ne pas agir selon la raison est contraire à la nature de Dieu. Pour convaincre une âme raisonnable, il n’est pas besoin de disposer ni de son bras, ni d’instrument pour frapper ni de quelque autre moyen que ce soit avec lequel on pourrait menacer une personne de mort… » En filigrane, on pouvait lire : celui qui agit au nom de Dieu avec violence ignore la nature de Dieu. La raison et la foi marchent d’un même pas. Et si d’aventure l’Islam venait à démentir cette position en usant de violence, il verrait du même coup s’effondrer la pertinence de son système de croyance.
Autant dire que de tels propos, qui faisaient curieusement fi des exactions commises dans l’histoire par l’Eglise catholique elle-même, disqualifiaient d’un coup l’Islam comme chemin d’accès à la vérité du divin.
Il restait à s’occuper des juifs. C’est donc par Pie XII interposé que doit leur être rappeler leur faute originelle, celle d’avoir rejeté (et jusqu’à Vatican II tué) celui qui est venu apporter le salut à l’humanité entière. Il s’agit de rendre également clair qu’ils ne peuvent rien nous apprendre, eux non plus, sur la nature véritable de Dieu.
En distinguant son prédécesseur qui a gardé le silence pendant l’extermination, Benoît XVI laisse entendre que la vérité universelle du christianisme, loin d’être ébranlée par la Shoah peut s’en trouver au contraire manifestement renforcée.
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