Elizabeth II: une reine de dignité…
Le 8 septembre, Elizabeth II meurt, paisiblement nous dit-on, à l’âge de 96 ans.
L’immense et authentique émotion que sa disparition suscite nous oblige à choisir, dans notre chagrin, ce qui nous affecte le plus, tant cette personnalité illustre, exceptionnelle, pourrait nous offrir une surabondance de causes. Amour, admiration pour son être, son caractère, sa tenue, son allure, sa dignité, ses silences éloquents, sa constance dans l’affirmation de sa splendide mission de reine, son absence de compromission avec les vulgarités du siècle, un destin exemplaire même pour ceux qui, au quotidien, semblaient tourner en dérision les vertus essentielles qu’elle a incarnées et la royauté en général. Pour ma part je ne l’ai jamais vue se tromper. Même dans la crise qui a paru mettre en péril la confiance et l’affection que le peuple britannique lui portait, après la mort de la princesse Diana, je ne lui ai jamais donné tort tant elle percevait, avec une intuition supérieure, ce qu’il y avait d’excessif et de fabriqué dans l’aura de cette « princesse des cœurs ». Pour ne pas évoquer la manière décisive dont elle n’a pas hésité à écarter du chemin et de la pompe royale les plus proches d’elle qui prétendaient user des droits de leur position sans en assumer les devoirs…
Comme un membre de notre famille
Les hommages des politiques sont sincères, mais ils me paraissent oublier un élément capital: la reine a été aimée et admirée pour des vertus et des comportements en grande partie aux antipodes des leurs. Au pire, ils n’ont jamais voulu les adopter. Au mieux, ils n’ont jamais réussi à les atteindre. Parce qu’Elizabeth II a été une sorte de perfection dans l’accomplissement de son aventure humaine et de sa mission royale.
A lire aussi, Jeremy Stubbs: Elizabeth II, l’indétrônable
D’abord parce qu’elle nous a permis de ne jamais avoir à arbitrer entre l’amour et l’admiration. Alors qu’en général ces sentiments sont inconciliables, nous avons éprouvé pour elle une affection bien au-delà de l’empathie et du regret classiques, une sorte de déchirement comme si le long temps qu’elle avait passé sur Terre, avec des attitudes dont le monde entier n’avait jamais eu à rougir, l’avait constituée comme un membre de notre famille, de cette communauté universelle qui sait, sans s’égarer jamais, pleurer ceux qui méritent authentiquement de l’être. Et l’admiration qui est venue s’attacher moins à la personne qu’au personnage, qu’à la magnifique et irréprochable incarnation d’un destin qui a sublimé la royauté et parfois même suscité, dans d’autres pays, l’envie de changer de régime, n’a jamais diminué la part du cœur dans l’adhésion que nous n’avons cessé de porter à ce miracle : le siècle honorant sans se lasser ce qui dans ses tréfonds ne lui ressemblait pas.
Une modernité qui ne s’abandonnait pas au clinquant ou au superficiel
Parce que la reine a réussi ce tour de force, et montré qu’il était possible pour tous ceux dont l’entreprise dépassait les forces, d’allier l’extrême tradition et son respect scrupuleux avec l’acceptation d’une modernité qui ne s’abandonnait pas au clinquant ni à la superficialité d’une médiatisation pour rien. Elle a su résister, tout au long de son existence, à l’envie irrépressible qui saisit parfois même les meilleurs de s’expliquer, de se plaindre et d’exhiber ce que la classe doit garder secret.
Elizabeth a également réglé une fois pour toutes le problème, l’arbitrage à effectuer entre la politique partisane et le règne des valeurs. Alors qu’elle ne disposait d’aucun pouvoir d’intervention constitutionnellement reconnu, elle a imposé, à des moments clés de son histoire nationale, de celle du Commonwealth et de celle du monde, notamment lorsqu’il en allait de l’éthique et de la dignité humaine, ses positions d’autant plus clairement affirmées qu’elles étaient rares et jamais galvaudées dans un vibrionisme de mauvais aloi. Je songe notamment au nazisme, à l’apartheid et au désastre sanitaire contre lesquels sa parole forte a marqué les esprits et les cœurs. Notre société et l’univers politique sont fatigants avec leur invocation permanente de valeurs et de principe qui ne sont pas loin de se substituer à l’impuissance et au vide. J’ai apprécié a contrario que la pensée et la tradition intensément conservatrices de la royauté britannique soient perçues comme une chance, parce qu’elles étaient assumées avec honneur et portées par une vie qui à aucun moment ne les avait contredites par des postures choquantes. Le conservatisme, avec elle, devenait intelligent parce que, par l’exemple, il se révélait plus convaincant que tous les progressismes prétendus.
J’ai dit plus haut à quel point la reine s’était splendidement écartée de toute communication vulgaire, voire obscène. Tout simplement parce que sa personne, sa manière inimitable d’être reine, constituaient sa propre communication. Il lui suffisait, sur tous les plans et durant toute une vie – 70 ans de règne – de s’offrir aux regards, à l’attention et à la vigilance de l’univers telle qu’elle était en s’affirmant sans cesse comme sa propre preuve.
A lire aussi: Christine Kelly: «Je suis pour la liberté d’offenser»
« Elizabeth II : une reine de dignité » ai-je écrit plus haut en titre. Au-delà du rapprochement facile avec « reine de beauté », cette expression a surgi naturellement parce que cet état, qui enferme beaucoup de dispositions, représente la quintessence de ce que la plupart des citoyens du monde ont apprécié et admiré chez elle. Maintenant qu’elle a nous a tous quittés et que Charles III va lui succéder selon un rituel qui non seulement n’est pas ridicule au regard de notre monarchie républicaine mais lui donnerait des leçons, qu’on accepte de considérer cette évidence et j’aurais presque envie de reprendre la chanson d’Alain Souchon: « foule sentimentale ». On a besoin d’allure, de majesté, de dignité. Contrairement à ce que pourrait laisser croire ce qui nous est proposé trop souvent et que par lassitude nous agréons, les cimes, dans les pratiques aussi bien politiques qu’humaines, aussi bien royales que républicaines, bien loin de nous répugner, nous comblent quand elles nous sont offertes par des personnalités qui nous laissent délicieusement petits parce qu’on les sait vraiment grandes.
Espérons qu’Elizabeth II disparue inspire partout les prétendants à sa succession : elle a mis la barre haut mais elle aurait détesté qu’on ne tente rien pour y parvenir.