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Pourquoi les exclus vont au front


Pourquoi les exclus vont au front

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On ne s’en lasse pas. Enfin, un peu tout de même. Nos grand-mères disaient que c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes. À force d’être cuite et recuite, servie à toutes les sauces et à tous les repas, la bouillie antifasciste finit par être indigeste même si, paradoxalement, elle semble parfaitement convenir aux estomacs délicats et aux âmes qui vont avec.

Voilà trente ans que, dans la politique française, tous les chemins mènent à Le Pen. Hier c’était le père, aujourd’hui c’est la fille, mais peu importe : il paraît que seul l’emballage a changé, que la seconde est d’autant plus dangereuse qu’elle a l’air plus fréquentable et qu’il faut être idiot ou déjà contaminé pour ne pas le voir. Ainsi Christiane Taubira a-t-elle récemment fustigé devant quelques micros « l’idéologie meurtrière et mortifère » du Front national, formule qu’elle a répétée trois fois pour être sûre que même les sourds avaient compris. À entendre une ministre de la République proférer une telle accusation, on se disait que la langue de la « peste blonde » avait dû fourcher et que le vernis républicain avait craqué, révélant une vieille nostalgie pour le IIIe Reich ou le projet de jeter tous les coiffeurs à la mer. Bernique. Ce que Madame Taubira reprochait à Marine Le Pen, c’était d’avoir débarqué une candidate coupable d’avoir tenu des propos infâmants et carrément racistes sur la madone du « mariage pour tous ». On a du mal à imaginer ce qu’aurait dit l’insultée si l’insulteuse avait été maintenue. Quoiqu’à la réflexion, elle n’eût pas forcément été plus sévère, puisqu’en faisant semblant de n’être que la fille de son père et pas sa réincarnation, Marine Le Pen ajoute la duplicité à la longue liste des péchés du « Vieux ».

On ne se prononcera pas ici sur la sincérité et sur la profondeur de la mutation bleu Marine. Il n’est d’ailleurs pas certain que nous partagions exactement le même point de vue. En revanche, nous pouvons nous accorder sur deux points : primo, l’appellation de « fascisme » ne fait qu’empêcher de penser ; deuxio, il faut être aveugle (ou imbécile) pour prétendre que rien n’a changé du FN de Jean-Marie et des blagues de fin de banquets à celui de Marine et des envolées sociales. En tout cas, il est assez curieux, voire un peu tordu, de toujours sonder le sous-texte plutôt que le texte, les arrière-pensées plutôt que les pensées et les ambitions cachées plutôt que les intentions avouées. Les défenseurs autoproclamés de la vérité factuelle ne s’intéressent qu’aux non-dits…[access capability= »lire_inedits »]

Que ferait-on sans lui ? Le FN est la bête (immonde) qui permet à chacun de se prendre pour l’ange, l’inépuisable carburant de la passion de démasquer et de la joie d’accuser. Grâce à lui, on peut appeler à la résistance le lundi et célébrer la victoire de la démocratie le mardi, comme en témoigne l’amusante litanie de « unes » du Monde consacrées au sujet ces derniers temps – et on ne parle pas des textes publiés en pages intérieures. 13 septembre : « Comment le Front national veut conquérir le pouvoir » ; 29 septembre : « Municipales : la grande peur des élus face au risque Front national » ; 4 octobre : « Le Front national, parti d’extrême droite » ; 13 octobre : « Municipales : le FN en panne de candidats ». `

Mais aux qualités du diable, le FN ajoute les vertus des matriochkas. Il engendre de multiples diablotins qui décuplent ses maléfices : certains, de Manuel Valls à Éric Zemmour (en passant, espérons-le, par les infréquentables de Causeur), « font son jeu » en parlant de ce qu’il faudrait taire, d’autres sont les agents propagateurs à peine masqués du virus de la lepénisation. C’est que la maladie est fichtrement contagieuse : si l’un de vos amis se déclare lepéniste, vous êtes fichu, sauf à prendre d’énergiques mesures de protection – rupture spectaculaire, dénonciation publique, y compris de ses propres parents : ainsi les enfants d’Alain Delon ont-ils été sommés de dénoncer publiquement leur père, coupable de quasi-lepénisme avoué. Liberté, quand tu nous tiens…

En plus des catégories précédemment évoquées, tous les hommes qui ont vu l’homme qui ont vu l’ours sont suspects. Ça fait du monde à surveiller. Heureusement, les flics à carte de presse ne manquent pas. Ils en rêvent la nuit. Le jour, ils dévoilent les vrais visages et lisent entre les lignes. Du coup, ils n’ont pas le temps de lire les lignes. Il est assez amusant, et en tout cas symptomatique, que trois éminents représentants du journalisme-de-gauche, Aude Lancelin dans Marianne, Jean Birnbaum dans Le Monde et Frédéric Martel sur slate.fr n’aient pas cherché plus loin que le bout de leur nez sensible aux odeurs des idées sales pour traiter (exécuter serait plus adapté) le livre d’Alain Finkielkraut, L’Identité malheureuse. Seul varie le degré de conscience lepéniste imputé à l’auteur – Frédéric Martel consent à croire, enfin espère, que Finkielkraut est resté républicain et que c’est à son corps défendant qu’il pousse l’électeur brignolais à la faute.

Vous direz, chers lecteurs, que tout cela n’est guère neuf, mais comment ne pas se répéter quand l’Histoire hoquette ? Depuis trente ans, le Front est la première obsession nationale, l’ennemi à détruire aussi sûrement que les Romains devaient détruire Carthage. Avec Le Pen, on rejoue en permanence les années noires. Mais personne ne veut voir que cette surproduction est une coproduction : si, d’un côté, les anti- fas ont absolument besoin de fachos, d’un autre côté, à quoi servirait- il de péter à table si personne ne se bouchait le nez ? Entre le FN et ses ennemis, c’est une vieille affaire. Une affaire qui marche.

Tentons un rapide survol au-dessus de ces trois décennies qui ont vu la France devenir l’un des spots de la planète mondialisée. Tout commence en septembre 1983, avec le « choc de Dreux » (premier d’une longue série de chocs après lesquels rien ne- sera-plus-comme-avant et tout sera toujours pareil [1. En 1983, à l’occasion d’une municipale partielle, la liste FN de Jean-Pierre Stirbois avait obtenu 17 % au premier tour, un score jamais vu jusqu’alors pour le Front. Au second tour, la liste Stirbois avait fusionné, au grand dam de la gauche, avec celle du candidat RPR, qui remporta néanmoins l’élection contre la maire PS sortante.]

Parmi les premiers missionnaires à paillettes qui s’abattent sur la ville, il y a un certain Dieudonné – dont une célèbre animatrice de radio pensera, vingt-cinq ans après, qu’il ne peut pas être antisémite puisqu’il a lutté contre le FN. Avec la création de SOS Racisme, quelques mois plus tard, l’arsenal de l’anti- fascisme de comique troupier qui servira de logiciel à la gauche durant trente ans est à peu près au point. Pierre Bergé ne craint pas d’affirmer, à propos du bondissant Harlem Désir, président de la boutique des « potes » : « Il est un des moments de la conscience humaine. Il est aussi un des moments de l’honneur de la France. » La bête immonde est de retour, suscitant des vocations résistantes en masse dans la gauche people qui est l’avant-garde éclairée du mitterrandisme. Qui  refuserait de troquer les embarras et servitudes de l’action politique contre les satisfactions du confort moral ? À ce jeu-là, on ne peut pas perdre.

Il faut dire que la peste brune arrive à point nommé. La social- démocratie, toute aux joies nouvelles du marché, s’aperçoit brutalement qu’elle va y perdre le sien, de marché, vu qu’elle a congédié, avec les vieilles lunes anticapitalistes, les électeurs qui allaient avec. Il lui faut d’urgence un nouveau produit pour assurer la survie de la marque. Au moment où le PS placardise Jaurès pour encenser le business[2. Le climat de ces années-là est admirablement restitué dans le dernier roman de Marc Weitzmann, Une matière inflammable, publié chez Stock.] , le FN offre ce que les gens de marketing appellent une « formidable opportunité de reconversion » : la gauche nouvelle est arrivée. Désormais, elle s’appellera « morale ». L’« honneur de la France » (Harlem, donc) propage la bonne parole mitonnée dans les cuisines élyséennes : il faut isoler le FN et ses électeurs derrière un « cordon sanitaire » pour empêcher le mal de se répandre – et, au passage, stériliser des milliers, puis des centaines de milliers de voix qui, sinon, se porte- raient sans doute sur la droite dite « classique ». Pas mal joué.

Trente ans après, les temps ont changé : finies les années fric, aujourd’hui, l’ennemi, c’est la finance. Harlem a grandi, voire grisonné. Le porte-parole de la jeunesse révoltée est premier secrétaire du Parti. Seul son discours n’a pas varié d’un iota. Il brandit les mêmes imprécations, avec les mêmes accents lyriques pour réclamer, comme il l’a encore fait le 5 octobre au gymnase Japy, la mise au ban de la République de ce « parti d’extrême droite », de « menteurs » et d’« incompétents ». Seulement, la mayonnaise morale prend de moins en moins. C’est que, hélas pour Harlem, le FN aussi a pris trente ans. Et des forces, par la même occasion. Le rhinocéros est bien installé au milieu du salon, mais on continue à le chasser avec un tue-mouches, comme les gentils nigauds du MJS qui arborent fièrement un pin’s proclamant : « Je dis que le FN est un parti d’extrême droite. » Et une fois que t’as dit ça, coco, tu fais quoi ?

Plus les électeurs sont nombreux, plus on s’efforce de ne pas les comprendre : du « bonnes questions, mauvaises réponses » osé par Fabius en 1984, on est passé au « rien à battre de ces blaireaux » prôné par Terra Nova dans sa quête d’une chimérique nouvelle majorité faite de minorités. Cette ânerie savante n’est pas loin d’être partagée par l’UMP à condition de remplacer dans la liste des bons élèves les artistes de rue par les business angels.

Le décalage entre la perception du FN par le bas peuple et celle que l’on a dans les hautes sphères est encore plus spectaculaire depuis l’accession de Marine Le Pen à sa présidence, en janvier 2011. Faute de dérapages à ronger, la plupart des analystes de plateaux télévisés se consolent en serinant que les poussées frontistes aux élections partielles n’expriment qu’une grogne coutumière contre le gouvernement en place. Mais ces belles paroles rassurantes se cognent contre les réalités de la géographie sociale française. Comme nous l’a expliqué Christophe Guilluy (voir pp. 22-25), le vote FN n’exprime plus seulement un coup de colère de circonstance. Il s’enracine dans la France des « perdants de la mondialisation », ces vastes zones déconnectées des agglomérations urbaines dynamiques – Île-de-France, Lyon, Toulouse, Bordeaux – où se crée l’essentiel de la richesse nationale.

Cette France sortie du film, sans modèle économique, ne raisonne plus en termes de « gauche / droite ». Elle a vainement espéré que les partis traditionnels prendraient en compte ses désirs inassouvis de sécurité personnelle, professionnelle et culturelle. Quand les autres partis pratiquent avec constance la politique de l’autisme, le FN leur répond : rétablissement des frontières, du franc, de l’État-providence et de la peine de mort. Le coup de génie de la maison Le Pen, jadis ultralibérale, est d’avoir, après bien des tâtonnements, fini par cibler son offre politique sur les intouchables, le bas du panier électoral. Pour prolonger la métaphore marketing, quand la gauche a pour modèle Agnès B. et la droite Ralph Lauren, devinez qui joue Kiabi et empoche les bénéfices monumentaux qui vont avec ? [/access]

*Photo: LCHAM/SIPA.00669594_000033.

Novembre 2013 #7

Article extrait du Magazine Causeur



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