Le 19 janvier, le parlement européen adoptait une résolution intitulée «La situation des journalistes au Maroc, en particulier le cas d’Omar Radi». Cette résolution demande notamment au Maroc la remise en liberté provisoire de ce journaliste. Elle a pour double conséquence de questionner le rôle du parlement européen et de tendre un peu plus les relations entre la France et le Maroc, ce dernier ayant rappelé son ambassadeur auprès de la République française… Analyse.
Cofondateur du Desk, média marocain en ligne, Omar Radi est né en 1986 à Kénitra, près de Rabat. En 2021, alors accusé de viol et d’espionnage, il est condamné par son pays à six ans de prison ferme. Reconnu coupable de « viol et atteinte à la pudeur d’une femme avec violence » et « atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l’État », sa peine fut confirmée en appel le 3 mars 2022. Le vote du parlement européen a été très mal reçu au Maroc et son parlement a immédiatement réagi lors de sa séance plénière du 23 janvier, dénonçant une campagne d’accusations « fallacieuses » et une ingérence dans son système judiciaire.
Afin de comprendre la portée de cette résolution, il convient de rappeler et de bien comprendre quelles sont les compétences du parlement européen. Ayant pour rôle de représenter les citoyens des pays membres de l’Union européenne, il dispose d’une triple compétence : législative, budgétaire et de contrôle de l’exécutif, c’est-à-dire de la Commission européenne. Il peut également émettre des résolutions, illustrant une position commune des députés européens et demandant souvent, sans aucune valeur contraignante, à ce que certaines mesures soient prises en conséquence. L’absence de valeur contraignante permet donc au parlement de s’adresser aussi bien aux États membres, qu’à une institution de l’Union ou à une organisation tierce, que ce soit un pays hors de l’UE ou une organisation « civile » etc.
Deux poids deux mesures
Juridiquement la résolution adoptée le 19 janvier n’a pas de valeur. Elle revêt en revanche une symbolique particulière. En effet, cet avis du parlement qui attaque sans faux semblant le Maroc a été adopté en même temps que d’autres résolutions portant sur des situations internationales bien plus préoccupantes comme les conséquences humanitaires du blocus dans le Haut-Karabakh, les crimes d’agression contre l’Ukraine ou encore les exécutions en Iran. Il s’agit là d’un message très osé : l’UE met au même niveau le système judiciaire chérifien que les exécutions iraniennes et d’autres situations dramatiques.
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Au Maroc, l’opinion a été touchée dans son ensemble et les réactions ont émané spontanément de toutes les catégories socio-politiques. Les médias locaux relatent une ingérence étrangère dans le système judiciaire local. Il est également question d’arrogance et certains, sur les réseaux sociaux, évoquent une attitude « colonialiste » de la part de l’Europe. De même, il s’agirait de faire oublier le récent scandale de corruption Qatar/UE, en même temps qu’une concertation des adversaires du Maroc. La situation est perçue comme un « deux poids deux mesures ». La France est également la cible des articles de ces derniers jours. Les plus virulents affirment sa culpabilité, d’autres lui reprochent son ambiguïté. Il est notable qu’en France, cette actualité soit passée quasiment inaperçue jusqu’à présent, preuve d’un oubli des fondamentaux de nos relations internationales dans la sphère médiatique.
Une ingérence
Le parlement marocain, dans la même logique, reçoit avec beaucoup de « ressentiment cette recommandation qui a mis à mort la confiance entre les institutions législatives marocaines et européennes », qui risque de « nuire aux acquis accumulés au fil de décennies d’actions communes ». Les mots sont forts et bien choisis, le Maroc menace presque l’Union européenne qui ne devrait pas avoir la vanité de penser qu’elle peut se priver d’un tel partenaire, notamment sur les plans économique, géopolitique et sécuritaire. Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) note lui une ingérence européenne et rappelle que les journalistes condamnés, et au premier rang desquels Omar Radi, le sont au regard du droit commun et qu’en aucun cas ils ne seraient des prisonniers d’opinion. Le CSPJ considère le texte du parlement européen comme « une atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire » et se targue d’une leçon de démocratie en expliquant ainsi à l’Union européenne que l’indépendance de la justice est une valeur fondamentale qu’elle ne devrait pas ignorer…
De même, l’économiste et enseignant-chercheur à la Faculté des Sciences juridiques, Economiques et Sociales de Fès, Abderrazak Ek Hiri affirme que l’action du parlement européen « cible directement les avancées économiques et géopolitiques du Royaume du Maroc et ne fait qu’entacher [sa] crédibilité (…) et instaurer un climat tendu dans un environnement extrêmement complexe ».
Cette résolution aura donc fait grand bruit et ses conséquences concrètes se dessineront petit à petit pour la France comme pour l’Europe. Le parlement marocain a en effet affirmé « reconsidérer ses relations avec le parlement européen et de les soumettre à une évaluation globale ».
Une résolution pourtant non contraignante
Cette résolution, sans valeur contraignante, est éminemment politique. Il est étonnant qu’elle intervienne néanmoins dans un contexte où les relations du Maroc avec l’Union européenne tendent à se dégrader. En effet, depuis 2016 notamment, la Cour de justice de l’Union européenne est plusieurs fois sortie de ses compétences et a émis d’autres décisions mal reçues au Maroc dans des affaires d’accords commerciaux en matière d’agriculture et de pêche. Ces décisions, qui n’ont pas eu de conséquences sur la politique extérieure de l’UE qui est l’affaire de l’exécutif, ont d’ailleurs été vivement critiquées par des juristes internationaux, tant sur la forme que sur le fond. Le 19 janvier, le parlement européen s’est inscrit dans la même démarche. Depuis longtemps maintenant, il s’est octroyé une compétence de juge moral des situations internationales, au travers de ses résolutions.
La question qui doit être soulevée n’est pas tant celle des avis du parlement européen que celle de l’agenda politique de ses avis. Pourquoi, alors que la situation entre la France et le Maroc laissait espérer un renouveau après quelques années de brouilles, le groupe Renew (c’est-à-dire les eurodéputés du groupe de la majorité du président de la République française) a-t-il initié cette résolution, et, logiquement, voté pour ? Pourquoi la fermeture du média algérien Radio-M et l’emprisonnement de son directeur, le journaliste algérien Ihsane el Kadi en décembre dernier n’ont pas fait l’objet d’une résolution similaire?
C’est donc cet agenda politique qui questionne : pourquoi l’Union européenne et le groupe Renew s’attaquent-ils en ce moment au Maroc ? Les causes sont multiples et sans doute faut-il entendre ici la volonté européenne de donner des gages, dans un contexte énergétique tendu et avec une volonté d’établir une coopération au Sahel, au voisin algérien qui montre une hostilité de plus en plus virulente à l’égard du Royaume du Maroc.
L’Espagne tente d’apaiser la situation
L’Espagne est intervenue pour embellir quelque peu le tableau diplomatique, et rappelle ainsi la force et l’importance des relations bilatérales dans les relations entre les pays européens et le Maroc. L’Union européenne n’est pas seule détentrice de la politique extérieure des Etats membres. Le parti du Premier ministre, le Parti socialiste espagnol (PSOE), s’est prononcé contre cette résolution, tandis que l’eurodéputé PSOE Juan Fernando López Aguilar a confirmé cette position face caméra en demandant si les Espagnols accepteraient « de voir des interventions impitoyables contre l’Espagne et son Roi à l’étranger » et s’ils ne trouveraient « pas ça louche », soulignant que tout cela n’avait rien « d’anodin ».
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La France a beau être traditionnellement une alliée, et historiquement très proche du Maroc, la situation diplomatique entre Rabat et Paris est au plus mal ces dernières années. Crise des visas, légèreté française à propos de la souveraineté du Maroc sur le Sahara marocain, réaction marocaine quant à l’accueil de ses ressortissants faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire français, etc. : la liste était déjà longue. Malgré cela, le Roi Mohammed VI et le président français avaient laissé entrevoir un espoir d’embellie à la fin de l’année 2022, et une visite officielle d’Emmanuel Macron devait marquer le début d’une nouvelle ère.
Malheureusement, la résolution européenne du 19 janvier vient à nouveau assombrir le tableau. Nul doute que l’initiative du Groupe Renew a bien été notée du côté des institutions chérifiennes. Lors de la séance parlementaire du 23 janvier, Ahmed Touizi, membre du Parti Authenticité et Modernité (PAM), accuse un pays « que l’on croyait ami et partenaire sûr ». Il affirme que « l’odeur du gaz lui a fait perdre sa tête »… Difficile de ne pas y entendre que la France, qui s’est rapprochée d’Alger notamment pour son gaz, est responsable de cet incident européen.
Lors d’un point presse du 26 janvier, le ministère français de l’Europe et des Affaires Étrangères a tenu à calmer le jeu en déclarant être, vis-à-vis du Maroc, « dans un partenariat d’exception que nous entendons nourrir » et qui a vocation à s’étendre dans les deux décennies à venir. La position officielle du gouvernement semble donc vouloir se détacher des prérogatives du parlement européen, en insistant sur les relations bilatérales entre Paris et Rabat, la porte-parole du ministère évoquant une « amitié profonde ». La volonté était à l’apaisement, au « en même temps » cher à Emmanuel Macron. Seulement, les amis de la France la jugent à ses actes plus qu’à ses déclarations, et les tentatives de Christophe Lecourtier, ambassadeur de France à Rabat, qui s’efforçait d’expliquer le 3 février dans le magazine marocain Tel Quel que « la résolution du parlement européen n’engage aucunement la France », resteront vaines. En effet, le Bulletin officiel marocain, d’une manière particulièrement sobre et singulière, mentionne à sa dernière page que « suite aux instructions royales, il a été décidé de mettre fin à la mission de M. Mohammed Benchaâboun en tant qu’ambassadeur de Sa Majesté auprès de la République française, et ce, à compter du 19 janvier 2023 ». La date ne trompe pas : il s’agit là bel et bien d’une réponse au vote du parlement européen – qui a eu lieu ce même jour. Vote dont le Maroc tient la France pour responsable, d’autant que le Roi Mohammed VI a pris le soin de ne pas désigner de remplaçant.
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