La série coréenne à succès de Netflix, critiquée pour sa violence sadique, rassemble les amateurs d’hémoglobine. Mais c’est surtout une efficace satire sociale.
A moins d’avoir passé le mois d’octobre sur une planète éloignée, difficile de ne pas avoir entendu parler de « Squid game » (« Le jeu du calmar » chez nos amis québécois), série sud-coréenne dystopique proposée par Netflix qui a défrayé la chronique jusque dans nos campagnes, où la presse quotidienne régionale n’a pas manqué de souligner son influence malsaine dans les cours d’école. En général réfractaire aux séries que tout le monde voit, tel Bérenger refusant de devenir un rhinocéros, l’auteur de ces lignes a fait cette fois un petit effort.
1, 2, 3 soleil macabre
La série est-elle à ce point originale ? Pas évident à dire, surtout que planent des soupçons de plagiat. Déjà, dans Le prix du danger (1983), film franco-yougoslave avec Gerard Lanvin et Michel Piccoli, la dérive des jeux télévisés, pour lesquels de pauvres hères allaient jouer leur peau à pile ou face, avait été anticipé, vingt ans avant le triomphe de la télé-réalité. Dans la Corée du Sud des années 2020, une kyrielle de losers endettés jusqu’au cou est recrutée sur dossier par une étrange organisation (le genre de gens qui connaissent aussi bien que vous ce que vous avez sur votre compte en banque à l’instant t) pour participer à des jeux. En ligne de mire : une cagnotte de plusieurs dizaines milliards de won (unité monétaire bien connue des joueurs de scrabble), à condition d’en sortir vivant. Les participants vont bientôt découvrir que les jeux auxquels ils participent leur laissent une espérance de vie à peu près égale à celle d’un éphémère. Par exemple, la première épreuve prend la forme de l’innocent jeu d’enfant « 1, 2, 3 soleil ». Gare à celui qui ne respecterait pas la règle du jeu, automatiquement abattu au fusil sniper. Les postulants ne sont pourtant pas privés de tout droit et peuvent décider collectivement de sortir du jeu. Ce qu’ils font… pour mieux revenir une semaine plus tard.
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Entre l’enfer du jeu et l’enfer de leur quotidien de grands endettés, il y a moins une différence de nature qu’une différence de degré. Dans le pays des écrans LG et des téléphones Samsung passé en cinquante ans du PIB du Sénégal au onzième rang économique mondial, tout le monde semble avoir une bonne raison – du petit malfrat au médecin, en passant par le financier en col blanc et la transfuge Nord-Coréenne – de jouer sa vie à la roulette russe.
Les épreuves avancent et les plus malins parviennent tant bien que mal à s’en sortir, tantôt grâce à un cynisme exacerbé, tantôt grâce à un surplus d’altruisme. La série oscille entre bons et mauvais sentiments ; elle rassemble amateurs d’hémoglobine et amateurs de fables sociales. Car l’on découvre que pour qu’un tel jeu de massacre existe, il faut que de très riches spectateurs se réunissent et les organisent en catimini. Revenus de toutes les joies de la vie, blasés, des Pococurante en robe de chambre (ce qui leur donne un petit côté DSK au Sofitel), masques d’animaux sur la tête, tous Occidentaux, luttent contre leur baisse tendancielle du taux de plaisir en assistant à ce spectacle comme l’on assisterait entre copains à un match de Ligue des Champions. Pour les grandes occasions, les spectateurs nantis se déplacent même sur l’île des massacres, pour un rendu bien meilleur que sur l’écran du salon. C’est tout un imaginaire collectif qui est mobilisé pour dépeindre le fantasme d’une oligarchie dépravée à la recherche de sensations : les masques évoquent quelque peu « Eyes Wide Shut »¸ l’insularité peut rappeler la fameuse île de Jeffrey Epstein…
Après Fort Boyard, nous avons eu Koh Lanta. Et après Koh Lanta…
En tirant un peu les choses par les cheveux, on pourrait même penser à W ou le souvenir d’enfance de Georges Pérec. Là aussi, il était question de jeux organisés sur une île, de sélection des meilleurs, de conception un peu extrême de l’olympisme ; comme à W, les participants n’ont pas non plus de nom. Dans W, le lecteur réalise assez tard qu’il s’agit d’un vaste massacre organisé. Dans « Squid Game », les participants n’en prennent pas conscience tout de suite non plus. Dans le premier épisode et la fameuse scène du « 1, 2, 3 soleil », les compétiteurs ne découvrent qu’au cours du jeu que leur vie est en danger. Le tout premier candidat a le malheur de bouger et se fait implacablement fusiller. Pourtant, les autres participants ne réalisent pas tout de suite la réalité de la scène tant elle parait absurde. C’est lors de la seconde « manche » que la panique (et la fusillade) devient générale. Alors que le lecteur de W s’en veut un peu de s’être laissé prendre au jeu et de réaliser un peu tard que l’utopie olympique dépeinte était depuis le départ un camp de la mort, le téléspectateur de « Squid Game » suit – tantôt mal à l’aise, tantôt avec un enthousiasme malsain (certains personnages sont suffisamment désagréables pour que leur élimination paraisse jubilatoire) – cet enchaînement de massacres comme l’on suivrait une version un peu exagérée de Fort Boyard.
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Que restera-t-il de Squid Game ? Peut-être surtout un rendu visuel, avec le gigantisme des décors et leurs couleurs pastel, qui ne sont pas sans rappeler la Muralla Roja de Ricardo Bofill. Peut-être restera-t-elle – de la même façon qu’ « Orange mécanique » symbolise les angoisses des années 70 avec son esthétique tranchée et sa brutalité – comme une allégorie du moment post-Covid, moment où la peur du virus a laissé place à la peur du contrôle social, des codes QR et des horizons économiques inquiétants.
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