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Pourquoi je n’ai pas signé le Manifeste des 343


Pourquoi je n’ai pas signé le Manifeste des 343

alain finkielkraut pape

On aura beau nommer les prostituées « travailleuses du sexe », jamais je ne pourrai considérer le plus vieux métier du monde comme un boulot ordinaire, comme une activité banale, comme un exercice normal de la liberté.

Cependant, je préférerai toujours la délicatesse de Philippe Caubère – quand il parle de celles que l’on appelait autrefois les « dames de petite vertu » – à l’angélisme répressif de Najat Vallaud-Belkacem. Et Caubère a raison de répondre dans Causeur à ceux qui prétendent aider les femmes contraintes à vendre leurs charmes : « Comment peut-on prétendre vouloir aider des personnes que l’on ne connaît pas, que l’on n’écoute pas, et que l’on méprise ? » La nouvelle croisade sociétale d’une gauche incapable de répondre aux défis que représente la dislocation de la société française me semble ridicule et même pathétique.

J’aurais donc dû signer le « Manifeste des 343 salauds ».[access capability= »lire_inedits »] Je ne l’ai pas fait, non que le contenu ou même l’appellation « 343 salauds » me posent le moindre problème ; malgré les hauts cris des féministes qui rappellent leur combat héroïque pour la liberté de l’avortement, je ne trouve pas cette appellation sacrilège.

Ce qui m’a glacé, c’est le titre, c’est le clin d’oeil initial, c’est la blague en guise d’accroche : « Touche pas à ma pute ». On me dira : « Question de goût, question de forme », je n’ai pas apprécié la plaisanterie, peut-être, mais c’est le contenu qui compte ! Je ne crois pas que la distinction du fond et de la forme soit ici pertinente. Je dirai, avec Baltasar Gracián, que « le comment fait beaucoup en toutes choses », et qu’en l’occurrence, le comment est essentiel, la manière importe au plus haut point.

Est-ce à dire que la vulgarité me gêne ? Non, je n’ai rien contre la vulgarité quand elle brouille les codes, quand elle met les pieds dans le plat, quand elle confronte à la  prose de la vie les poses idéalistes ou sublimes. La trivialité est parfois salutaire. Mais précisément, la prostitution est considérée comme un sujet vulgaire, salace ; elle doit donc être traitée avec le maximum de distinction.

Là où l’étiquette règne, la vulgarité est utile. Là où la vulgarité règne, il est indispensable de ne pas être vulgaire. C’est le premier point.

Et puis, nous vivons sous le despotisme de la blague. Péguy définissait déjà, au début du siècle dernier, le monde moderne comme « un règne de barbares, de brutes et de mufles […]. Un monde non seulement qui fait des blagues, mais qui ne fait que des blagues, et qui fait toutes les blagues, qui fait blague de tout. Et qui enfin ne se demande pas encore anxieusement si c’est grave, mais qui inquiet, vide, se demande déjà si c’est bien amusant. »  Quand la musique envahit tout, il n’y a plus de musique. Quand la dérision est omniprésente, l’humour meurt. Et cette blague-là était particulièrement inopportune. Elle vous a piégés, elle vous a tendu un véritable traquenard. Sa signification vous a échappé et s’est retournée contre vous.

Vous avez voulu détourner le célèbre slogan « Touche pas à mon pote ». Mais le « mon » de « mon pote » dit la solidarité, la communauté, la reconnaissance de l’autre comme semblable, alors que le « ma » de « ma pute » est un adjectif purement possessif. Il ne dit pas « mon semblable », il dit « ma chose ». Il ne signale pas une identité, il déclare une propriété. Et c’est cela qui choque. Le client a le droit et le devoir de se défendre contre l’envie du pénal, mais pas en objectivant et en s’adjugeant la prostituée.

Trop content de l’aubaine, le « politiquement correct » s’est jeté sur Causeur. Le parti du Bien s’est dit qu’il pouvait avoir la peau de la revue qui conteste son règne. Mais il n’y a pas que lui, il n’y a pas que les redresseurs du bois tordu de l’humanité : la mauvaise plaisanterie de « Touche pas à ma pute » a heurté aussi la décence commune. Cette coalition de la common decency et du « politiquement correct » aurait pu et dû être évitée.[/access]

*Photo : Hannah.

Décembre 2013 #8

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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