Même quand Causeur ne partage (malheureusement) pas totalement mes opinions, il reste sans conteste, le site d’information le plus pertinent que je connaisse. Il m’a donc semblé naturel de contribuer, sur ce site, au débat qui s’est engagé sur la légitimité de la publication, par Choc, des photographies d’Ilan Halimi. Il va de soi qu’au regard de ma qualité d’avocat du magazine concerné, cette contribution est subjective mais, pour autant, il m’a semblé souhaitable d’exposer certaines observations alors qu’excepté sur ce site, les arguments que nous avons développés en défense n’ont été que bien peu évoqués.
Vendredi 22 mai 2009 à 14 h, le magazine Choc était retiré de la vente sur décision de justice. Cette mesure radicale, rarissime dans notre pays, était fondée sur l’atteinte à la dignité humaine découlant de la publication, en « une » du journal, de la photographie d’Ilan Halimi masqué par un ruban adhésif, un pistolet sur la tempe, preuve de vie terrifiante dont on peut comprendre que la diffusion ait révulsé aussi bien la famille de la victime qu’une grande partie de nos concitoyens. L’émotion était légitime, la réprobation parfaitement compréhensible, le débat sur les procédés de Choc ouvert. Néanmoins, la mesure ordonnée apparaît singulièrement préoccupante.
Préoccupante, parce que les principes en cause transcendent de très loin le seul cas du magazine Choc et de la famille Halimi. Préoccupante parce que le retrait ordonné est devenu effectif avant même que la Cour d’appel ait pu statuer sur cette mesure, ce qui permettra, à l’avenir, le prononcé d’une interdiction de publication n’importe où sur le territoire, par un juge unique, sans même qu’une Cour d’appel puisse exercer un quelconque contrôle.
En l’occurrence, la Cour d’appel de Paris a infirmé le retrait. Toutefois, elle a ordonné l’occultation des photographies litigieuses, en « une » mais aussi en pages intérieures du journal, ce qui aboutissait pratiquement au même résultat qu’une mesure de retrait. De toute façon, pour le journal, il était déjà trop tard.
Préoccupante surtout parce que l’on ne peut s’empêcher de s’interroger sur ce qui, en réalité, a été sanctionné : est-ce vraiment l’image publiée ou est-ce la réputation du journal concerné ? Autrement dit, aurait-on été jusqu’à retirer des kiosques, des magazines tels que Le Nouvel Observateur ou L’Express si ces publications avaient diffusé la même photographie d’Ilan en argumentant sur la contribution de ce document à l’information du public ? À défaut, cela voudrait dire que, selon son positionnement et la considération dont il jouit, un organe de presse disposerait de plus ou moins de droits, pourrait être interdit ou autorisé. Le problème c’est que personne n’a la même appréciation des qualités intrinsèques d’un organe de presse et qu’à ce jeu-là, tous les médias risquent d’être finalement perdants.
Prenons garde, à cet égard, à ne pas considérer qu’un document est inutile à l’information sans nous poser préalablement la question de savoir si, pour d’autres que nous, plus jeunes, ayant un autre rapport aux médias et une autre culture de l’information, la publication d’un tel document serait pertinente.
Evidemment, certains répondront qu’une presse plus « convenable » n’aurait jamais publié une telle photographie et ils auraient tort. Le 18 novembre 1986, Libération consacrait sa « une » à la photographie de Georges Besse baignant dans son sang, assassiné par des membres d’Action Directe. Fallait-il interdire cette photographie au prétexte de la dignité humaine de la famille de Georges Besse ? Cette publication, aussi choquante qu’elle ait été, certainement « indécente » comme l’a retenu la Cour d’appel de Paris pour la photographie d’Ilan Halimi, n’a-t-elle pas contribué à discréditer la radicalité terroriste d’Action Directe ? Refuser d’incarner le mal, interdire de montrer la barbarie, est-ce vraiment le meilleur moyen de combattre la haine, la bêtise et la violence ?
Et les photographies d’Abou Ghraib, prises par des tortionnaires, comme celles d’Ilan Halimi ? Et celles de Daniel Pearl et celles d’Aldo Moro, mort dans le coffre de sa voiture ? Doit-on admettre qu’à chaque fois, la publication de ces photographies devait être soumise à l’accord des familles ? L’information du public n’aurait rien à y gagner, pas plus, en définitive, que la dignité humaine.
On retiendra également que, quelques jours avant Choc, le magazine Tribune Juive consacrait lui aussi sa « une » à une photographie d’Ilan Halimi souriant. Cette photographie bien qu’évidemment moins dérangeante, avait-elle une valeur informative supérieure à celle publiée par Choc ?
De quelle photographie se souviendra t-on dans quelques années, quelle photographie aura marqué les esprits, quel document incarnera la barbarie dont Ilan Halimi a été victime ? Et qu’aurait-on dit si Tribune Juive avait publié en « une » la même photographie que Choc ? Est-on vraiment sûr que le débat se serait posé dans les mêmes termes et n’aurait-on pas vu là, une volonté de marquer et de couper court au délire de l’accusé principal et aux tentations de relativiser ce crime, ce qui est déjà à l’oeuvre sur certains sites ? Est-on vraiment certain qu’il n’y avait aucune utilité à diffuser cette photographie auprès d’un public jeune dont le dernier lien avec la presse papier est peut-être constitué par le magazine poursuivi, quoi qu’on pense de celui-ci ?
Les questionnements posés par le retrait des kiosques de Choc sont d’ailleurs d’autant plus aigus que le procès du gang des barbares a lieu à huis clos, ce que l’avocat de la famille de la victime regrettait lui-même vivement. Ainsi, la presse qui n’a déjà pas le droit de parler d’un procès pourtant symbolique et qui d’ailleurs, n’en parle que très peu, se voit en plus interdite lorsqu’elle évoque, par l’image, la barbarie du crime commis. Cela aussi est préoccupant. Je note d’ailleurs que, sur six semaines de procès, la presse n’a jamais tant évoqué Ilan Halimi qu’à l’occasion de la couverture de Choc. Et c’est Choc qui doit être condamné très lourdement, coupable, peut-être, d’avoir été le vecteur d’une catharsis générale.
Quant à l’avenir, quel journal, quel éditeur prendra le risque de publier une photographie un tant soit peu dérangeante et susceptible d’être qualifiée d’atteinte à la dignité humaine ? De quelle photographie le public sera-t-il privé si, compte tenu des conséquences financières considérables d’un retrait des kiosques, outre les dommages et intérêts conséquents auxquels Choc a été condamné, personne n’ose plus publier de photographies comportant le moindre risque de ce type ?
La crainte d’un retrait sera suffisante pour dissuader toute publication d’images éventuellement choquantes comme si la photographie était le crime, comme si le journalisme, l’information du public et la société elle-même avaient quoi que ce soit à gagner à dissimuler la brutalité du monde. C’est ainsi toute la question du journalisme par l’image qui est posée.
Au demeurant, ne faudrait-il pas aussi s’interroger sur l’atteinte à la dignité humaine que constituerait la description écrite des tortures subies par des victimes de crime ? Ne devrait-on pas l’épargner aux familles ? Où s’arrêtera-t-on sur ce terrain et comment hiérarchiser, à l’avenir, entre les douleurs et les souffrances des familles pour décider celles qui justifient une mesure aussi grave qu’une interdiction de publier et celles qui ne seraient pas assez aigües pour que l’on aille aussi loin ?
Encore se déduit-il de la décision de la Cour d’appel que de telles photographies seront à l’avenir interdites de publication y compris en pages intérieures des journaux, ce qui n’est pas le moins inquiétant quant aux restrictions apportées à l’information du public alors que sur ce point, l’argument du « sensationnalisme » recherché ne peut plus être invoqué.
Prendre en considération le sentiment d’affliction des familles est légitime, mais sur bien des sujets sensibles, il n’y aurait plus d’information possible si ce critère devait primer sur l’intérêt général. Alors oui, compte tenu des enjeux en cause, la défense de Choc me semble essentielle.
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