Oubliés Home, Yann Arthus-Bertrand, Daniel Cohn-Bendit et Nicolas Hulot : le péquin moyen a déjà installé sa caravane à Palavas-les-Flots et, rigolard, se réjouit du réchauffement climatique. « Il fait chaud, ils l’ont dit à la télé. Et quand il fait chaud, ça donne soif. Suzanne, rapporte des glaçons ! »
Mais Suzanne ne rapporte rien. Elle n’est pas là. Elle est à la plage et entend bénéficier, toute la sainte journée, des bienfaits du soleil : érythèmes bénins, mélanomes malins, carcinomes chagrins. Certes, elle a entendu, il y a quelques semaines à la télévision ou à la radio – c’était un lundi midi, sur Europe 1, juste avant Élisabeth Lévy –, que l’Académie française de médecine déconseillait l’exposition prolongée aux ultraviolets. Sept mille cancers cutanés sont diagnostiqués chaque année en France, trois fois plus qu’il y a vingt ans. Mais elle avait cru que cela ne concernait que les solariums, sans chercher plus loin. Et Suzanne se fait bronzer les bourrelets au soleil de la Côte en toute impunité. Soyons juste : il n’est pas dit que les chouchous qu’elle avale les uns après les autres – quand il fait chaud, faut manger gras – ne la tueront pas avant le cancer cutané qu’elle est en train de se bricoler en douce. Cela s’appelle l’insouciance française, et contre une AOC ni la raison ni l’entendement ne peuvent rien.
[access capability= »lire_inedits »]Nous autres, en Allemagne, ne sommes ni français ni insouciants. Nous pensons aux générations futures, avec tout le poids de la deutsche Vergangenheit. Willy, mon mari, m’a annoncé : « Cette année, on ne part pas en vacances. Pas question de prendre l’avion ou la voiture pour aggraver notre empreinte carbone. Quoi ? Si je ne t’ai pas vu respirer à l’instant !… On prendra le train. On descendra à Fribourg et, de là, nous irons en bus à Bad Krozingen. Cure thermale à volonté ! »
La perspective m’enchante. Quand je suis en vacances, j’adore aller à la plage. Je m’installe généralement à côté de Suzanne. Elle a toujours quelque chose à me raconter : les gosses, le temps qu’il fait, la voisine, la belle-mère, Sarkozy, Carla, les mecs. On a passé l’âge de même espérer flirter avec eux. On le sait. Mais on les regarde passer, prenant plaisir à cancaner sur leur dégaine en général et leur maillot de bain en particulier, regrettant parfois qu’ils ne nous adressent aucun regard. Ça leur ferait du mal, juste un clin d’œil ? Alors, on reprend, au goulot d’une mignonnette, une gorgée de whisky et l’on continue, avec encore plus de verve et d’entrain, à leur décerner notre plus hautain mépris.
Seulement, comme son nom l’indique, Bad Krozingen, ce n’est pas vraiment Palavas-les-Flots. D’abord, il n’y a pas Suzanne, mais de vieilles rombières qui font la moue quand vous leur proposez une rasade de whisky à même la bouteille, croyant certainement que c’est du GHB, la drogue du violeur dont elles ont entendu parler en visionnant un épisode un peu olé-olé de Derrick, ou que la gorgée qu’elles vont prendre hissera leurs gamma GT à un niveau record. « Mon diététicien m’a interdit le porto », confient-elles comme si elles avaient subi la veille la grande opération. Et puis, la plage, à Bad Krozingen, tu peux longtemps la chercher. Les moindres souvenirs que je rassemble l’indiquent : il pleut en permanence là-bas. Je crois que c’est la seule station thermale au monde où l’eau ne t’est pas projetée sur le corps par un jeune infirmier beau comme un dieu, mais tombe sur ta tête sitôt que tu t’aventures dehors. La France a la Bretagne, nous avons Bad Krozingen. Pas de jaloux : micro-climat pour tous.
Voilà qui me ferait regretter de m’être mariée, il y a un peu plus de trente ans, avec Willy. À l’époque, j’étais jeune et fringante, j’aurais pu faire ma vie avec un homme comme Bernard Madoff. Il a tout réussi. L’exemple est peut-être mal choisi, mais il n’empêche qu’avec lui, je ne risquerais ni l’insolation ni la douche d’eau : il en a pris pour cent cinquante ans à l’ombre. Une broutille ! Il est à peine âgé de 71 ans et, avec le jeu compliqué et aléatoire des remises de peine, il se pourrait bien qu’il sorte dans cent trente ans. Il arborera alors ses tout juste 200 ans. Mais deux siècles, c’est quoi dans la vie d’un homme ?
Deux siècles ne sont rien, comparés à sept jours passés à Bad Krozingen. Ce séjour m’effraie. Non seulement j’y serai privée de tout (il faut se lever de bonne heure là-bas pour trouver un bistrot), mais je ne pourrai même pas m’y livrer au sport favori de tout Allemand en farniente : éviter les Allemands. C’est déplorable : à Bad Krozingen, ils sont partout. Il y en a tant qu’on se croirait sur la Costa del Sol. Encore qu’à Malaga ou à Torremolinos, tu peux esquiver en ânonnant un « Yo no hablo alemán… » Mais va essayer de baragouiner espagnol à Bad Krozingen : tu deviendrais l’attraction number one, tous les petits vieux se réuniraient autour de toi en essayant de te convaincre de danser le flamenco. Comme à Torremolinos.
Je me demande si je ne vais pas laisser Willy passer seul ses vacances. Je m’installerai chez mes amis de Causeur : Élisabeth, Gil, Marc, Basile, François, Luc ou Jérôme. Ou chez vous, peut-être. Invitez-moi, je vous en prie ! Je suis propre sur moi, je raconte des blagues, je boirai votre whisky et je vous dépayserai en ne vous parlant qu’allemand. Comme à Bad Krozingen. Ou à Torremolinos.[/access]
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