Il y a une zone de guerre en France, ce sont les cours de récréation des lycées et des collèges des quartiers sensibles. Pour une fois, l’appellation technocratique « sensible » est juste : ce sont des zones sensibles comme il y a des cœurs sensibles, des âmes sensibles ou des parties du corps sensibles à cause de la douleur ou du plaisir. Écartons tout de suite les habituels fantasmes de ceux qui confondent la vidéo du Noctilien avec L’Invasion des profanateurs de sépulture. Quand je parle de zones de guerre, n’allez pas vous imaginer des affrontements intercommunautaires entre le distributeur de bonbons du foyer et le bureau de la conseillère principale d’éducation. Si ces choses arrivent, elles restent rares, parce que l’école de la République, malgré les gifles qu’elle prend d’une société qui implose, malgré sa mise à nu par ses serviteurs-mêmes, ivres d’inconséquence pédagogiste, a encore de beaux restes. Il ne se trouve que quelques sites « de souche » pour vouloir faire croire que la guerre civile est déjà là. Elle arrivera peut-être, mais pour l’instant ce n’est pas encore le cas, parce qu’une poignée de hussards noirs tiennent encore la boutique contre les pompiers pyromanes de l’extrême droite islamophobe et les imams intrusifs qui se croient tout permis, depuis que Sarkozy leur a donné l’autorisation de ramener l’ordre lors du soulèvement de 2005.
Non, je parle d’une guerre d’une tout autre nature, d’une guerre qui se joue dans les imaginaires, avec des mains qui vont s’effleurer ou pas, des regards et les sourires échangés en cours d’histoire, des rendez-vous chuchotés, des SMS aussi dysorthographiques qu’amoureux.
Dans cette zone de guerre, donc, il y a un territoire occupé. Ce territoire occupé, c’est la représentation que les garçons ont de la femme. Soit la femme est une sainte voilée, désincarnée, une sœur, une mère, soit c’est une pute, une chienne qui aime se faire défoncer par tous les trous. Il a fallu pour en arriver à ce résultat une petite quinzaine d’années et le retour en force de deux pornographies conjuguées et objectivement alliées : celle de l’intégrisme des barbus et celle, sexuelle, de dizaines de chaînes satellite et de sites internet plus abjects les uns que les autres. On s’affole souvent dans les organisations familiales des actes de violences télévisuelles auxquels sont confrontés les enfants. On ferait bien également, et je suis désolé d’avoir à donner raison à Christine Boutin, de se demander ce qu’un gamin de douze ans a pu voir comme pipes, doubles pénétrations, insertions de sex-toys divers et différentes fantaisies sado-masochistes. Parce qu’il faut bien comprendre que la pornographie de notre temps ressemble logiquement à notre temps : ce n’est plus la bonne baise à l’ancienne, avec levrette près du haras et culbutage final d’une servante toute nue sous son tablier des années d’avant la crise. Maintenant, la représentation du sexe vise systématiquement à la violence, à l’humiliation, aux rapports de force, au viol pur et simple. Le corps est réifié, chosifié, marchandisé. On n’est jamais très loin du snuff movie, ces films qui représenteraient des mises à morts non simulées et dont, comme par hasard, les premiers metteurs en scène furent les preneurs d’otage irakiens, connus pour leur goût pour l’égorgement en direct live.
Mais il n’y a pas que les territoires occupés. Il y a aussi la ligne de front. Et la ligne de front, c’est le corps des filles, des beurettes en particulier. Elles ont trois solutions, les filles, coincées par les grands frères intoxiqués par l’imam intégriste, les films pornos crades et l’échec scolaire.
Soit elles se soumettent, et c’est le voile, et l’exclusion sociale qui va avec. Soit c’est le survêtement informe, le jogging qui cache tout, manière de nouvelle burqa siglée, ironie de l’histoire, par le logo d’une marque appartenant au grand Satan américain. Soit, troisième et dernière possibilité, héroïque et sensuelle, c’est : « Je vais vous montrer comme je suis belle et je vous emmerde. » Qui n’a pas vu, un matin lumineux de mai, arriver une théorie de jeunes Kabyles aux cheveux libres et bouclés, aux jambes nues encore allongées par des mini-jupes, des Peulh aux petits hauts dévoilant des ventres plats, le nombril orné d’un brillant, la chevelure tressée et compliquée comme une grammaire ancienne, en vérité, je vous le dis, celui-là ne sait pas ce qu’est la beauté libre, la beauté convulsive aurait dit Breton, au cœur de l’épouvante.
Les voilà, mes petites héroïnes, mes petites résistantes qui récitent la tirade de Chimène en sachant bien de quoi elles parlent en matière de surdéterminisme familial qu’il faudra vaincre pour être libres :
Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !
Sarkozy qui ne croit qu’en l’instinct et la force ne s’y est pas trompé. Il sait qui sont Rachida Dati et Fadela Amara. Que l’une soit en voie de ringardisation et l’autre persiste dans une démagogie du « parler banlieue » n’empêche pas que ces deux femmes viennent de très loin, de beaucoup plus loin même que les clandestins dans les zones de rétention. La famille, la religion, le système scolaire, social et économique ont tout fait pour qu’elles n’en soient pas là. Elles ont réussi, malgré tout.
Ce qu’il faut, maintenant, comme dans toutes les guerres, c’est envoyer des renforts à nos alliées en position de plus en plus intenable. Oh, pas sous forme de discrimination positive, mais en instaurant un climat, des représentations qui valorisent cette féminité assumée, en se comportant en gramscistes et en faisant entrer ces modèles-là dans les fictions télévisées, cinématographiques, dans le rap, la variété, les arts.
Parce que nous n’y trompons pas, la véritable victoire n’aura pas lieu quand une section française du 8e RPIMA, hypothèse de toute manière hautement improbable, aura réduit le dernier village taliban mais quand Fadila El Kandoussi se mariera avec François Dupont, devant le maire d’Ivry et que les deux familles applaudiront, même si les grand-mères regretteront un peu, juste un peu, qu’on fasse seulement un mariage civil.
À mes petites guerrières de la 3e 4 et de l’atelier d’écriture 2006-2007
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !